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caste de savans maîtresse du globe et se faisant obéir de la masse ignorante sous la menace de faire sauter la terre : obéissance ou mort. « Je rêve, » écrit Nietzsche, « d’une association d’hommes qui seraient entiers et absolus, qui ne garderaient aucun ménagement et se donneraient à eux-mêmes le nom de destructeurs ; ils soumettraient tout à leur critique et se sacrifieraient à la vérité ; » — à cette vérité qui, selon le même Nietzsche, n’existe pas ! Le rêve dont Renan voulait amuser ses lecteurs et s’amuser soi-même, le penseur allemand le prend au sérieux. Cette menace de destruction dont le doux Renan armait son aristocratie scientifique, Nietzsche la remplace par une destruction véritable et veut que ses hommes d’élite passent sur la terre comme des dévastateurs. Il professe l’amour de la destruction autant qu’un adorateur du vieil Odin. Dans la pièce de vers intitulée Dernière volonté, il se rappelle un de ses amis qui, combattant avec lui en 1870, exultait de vaincre même en mourant :

À l’heure de la mort il ordonnait,
Et il ordonna la destruction.

À ce souvenir, Nietzsche fait un retour sur lui-même et nous crie son dernier vœu :

Mourir ainsi
Que jadis je le vis mourir :
Vainqueur, destructeur !…

Dans une autre page, Nietzsche veut que l’homme supérieur et héroïque éprouve, par delà la terreur et la pitié, la joie du devenir éternel, « qui comprend aussi la joie de la destruction. » Combien le prétendu « Slave » se montre ici « Germain ! » La destruction érigée en œuvre sainte, en accomplissement de l’éternelle destinée, en moment de l’éternel devenir, en condition de l’éternel retour ! Si les Vandales avaient fait de la métaphysique hégélienne, ils n’auraient pas parlé autrement. M. de Moltke et M. de Bismarck se sont contentés de mettre à la place du destin ou de l’absolu la Providence, et ils ont entonné, avant Nietzsche, le vieil hymne à la guerre, à la sainte dévastation.

Continuant de développer les doctrines que Renan, après Victor Cousin, avait empruntées à Hegel et qui devaient se retourner contre la France, Nietzsche soutient que l’importance d’un progrès se mesure à la grandeur des sacrifices qui doivent