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ment et destruction, » elle est tout ce que nous appelons injustice. « Chaque instant dévore le précédent, chaque naissance est la mort d’êtres innombrables : engendrer, vivre et assassiner ne font qu’un. Et c’est pourquoi aussi nous pouvons comparer la culture triomphante à un vainqueur dégouttant de sang et qui traîne à la suite de son cortège triomphal un troupeau de vaincus, d’esclaves enchaînés à son char. »

Quelque vérité qu’il y ait dans ce tableau des tristes conditions de la vie animale, nous ferons cependant remarquer que l’ « assassinat » est une métaphore pour les êtres sans intelligence, comme les plantes ou les animaux inférieurs. De pins, si la vie organique a pour base la nutrition au détriment d’autrui, la vie de relation se dégage de ces nécessités primitives : voir et entendre, ce n’est déjà plus détruire ; penser et aimer, c’est encore moins détruire et assassiner. Enfin l’intelligence et la volonté ont été données à l’homme, sans doute, pour contrôler et diriger les instincts naturels de la vie, non pour les abandonner à leur libre cours. Le raisonnement de Nietzsche prouverait aussi bien en faveur de l’anthropophagie qu’en faveur de l’agression en général et de la guerre. Toute vie est nutrition : le sens de la vie, c’est de manger ; tout ce qui entrave ou affaiblit l’instinct de manger est une valeur de déclin et de décadence ; l’exaltation de cet instinct jusqu’à la férocité et à la cruauté est, au contraire, dans le sens de la vie : il y a donc quelque chose de grand, de « tropical » et de profondément vital dans une scène de cannibalisme. N’y voit-on pas l’homme, bête de proie, déchirer son semblable et affirmer la force de la vie par la destruction de ceux qui sont plus faibles ? Cette série de sophismes vaut celle de Nietzsche.

Avec cette persuasion que la justice est antivitale, Nietzsche ne pouvait manquer d’avoir en horreur tous les rêves de réorganisation sociale selon la justice. On s’engoue maintenant partout, dit-il, « même sous le déguisement scientifique, » pour un état futur de la société « auquel manquerait le caractère exploiteur. » — « Cela sonne à mon oreille comme si l’on promettait d’inventer une vie dépouillée de toutes fonctions organiques. » L’exploitation, encore un coup, n’est pas le simple résultat « d’une société corrompue, ou imparfaite et primitive, » elle appartient à l’essence de la vie comme fonction organique fondamentale et est une conséquence de la véritable volonté de