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volonté de déception finale, qui se retourne contre elle-même.

Dans un hymne entrecoupé par la cloche de minuit, à l’heure où les ténèbres vont s’incliner vers le jour, Zarathoustra s’écrie : « Un : homme ! prends garde. Deux : Que dit le minuit profond ? Trois : Je dormais, je dormais. Quatre : Me voici réveillé d’un rêve profond. Cinq : Le monde est profond. Six : Et plus profond que ne le pensait le jour. Sept : Profonde est sa douleur. Huit : Sa joie, plus profonde encore que sa souffrance. Neuf : La douleur dit : Péris ! Dix : Mais toute joie veut l’éternité. Onze : Veut une profonde, profonde éternité. » Comment Nietzsche conciliera-t-il cette éternité de la joie, à laquelle il aspire tout comme un Platon, un Aristote ou un saint Paul, avec sa doctrine de perpétuel engloutissement, de perpétuelle illusion des efforts humains et même surhumains ? Tout à l’heure, l’éternité n’était qu’un symbole, l’éphémère seul était vrai ; maintenant Zarathoustra, lui aussi, demande l’éternité.

Outre ces antinomies amoncelées dans le rêve prodigieux de Nietzsche, il y a lutte entre l’idée optimiste qu’il se fait des surhommes futurs et l’idée pessimiste qu’il se fait de ces mêmes surhommes, qu’il croit obligés d’écraser les faibles ou les humbles. Si l’humanité est vraiment capable d’engendrer une élite plus qu’humaine, pourquoi la masse civilisée d’où sortira cette élite ne serait-elle pas elle-même parvenue à un degré assez élevé pour n’avoir pas besoin d’être traitée avec tant de « dureté » et de « cruauté ? » Puisque Nietzsche fait des rêves surhumains pour l’élite, qui l’empêche d’en faire d’humains pour la masse, au lieu de la croire vouée à une sorte de bestialité éternelle ?

Non, répond Nietzsche, « l’aristocratie ne se sent pas elle-même comme une fonction, soit du trône, soit de la nation, mais comme le sens et la justification ultime du tout ; c’est pourquoi elle accepte avec une conscience tranquille le sacrifice d’hommes innombrables, qui, pour son profit, doivent être déprimés et réduits à l’état d’hommes incomplets, d’esclaves, d’instrumens. » Cette aristocratie de Nietzsche, renouvelée des castes hindoues et qui rappelle aussi la caste des savans chère à Renan, est de nouveau en contradiction avec la métaphysique de Nietzsche, qui a refusé toute signification et toute justification au Tout. Qu’est-ce que le Tout, sinon un immense devenir sans cause et