Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/104

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pourra faire sortir le bien du néant. Zarathoustra le « créateur » aura beau vouloir donner un sens et un but humain au soleil, à la lune et aux étoiles, il fera simplement de l’astrologie, et il ne changera d’un millionième ni le cours des astres ni le cours total des choses. Nietzsche lui-même finit par réduire toute cette prétendue création à l’acceptation pure et simple de la destinée. Quand la souffrance et la mort arrivent, il dit : « Je voulais précisément que ce fût, » et il s’imagine qu’il a ainsi métamorphosé le destin en œuvre de sa volonté. Ce coup de baguette est trop commode. Nietzsche se fait de la vie une idée arbitraire, digne d’un poète chevelu de 1830, d’un « créateur » de Hernani ou de Manfred, comme si la vie individuelle ou collective n’avait pas ses lois scientifiquement déterminables et sa direction normale, que le philosophe doit, non « inventer, » mais découvrir ! Le philosophe pose des lois, si l’on veut, mais il les pose en vertu d’une recherche dirigée au fond même de la conscience. Toute « valeur » morale a un côté psychologique et sociologique, par lequel elle éclate aux yeux qui savent voir, fût-ce dans les ténèbres. Les grandes individualités sont celles qui peuvent le mieux anticiper l’avenir et l’amener à l’existence, mais elles ne posent rien arbitrairement : elles sentent mieux ou comprennent mieux les besoins profonds de la conscience humaine.

Nietzsche lui-même, d’ailleurs, quand il ne parle plus comme Isaïe, par versets, définit la morale : « L’expression des conditions de vie et de développement d’un peuple, son instinct vital le plus simple[1]. » Il admet donc des conditions de vie et de développement qui dominent nos volontés. Voilà qui est moins poétique, mais plus scientifique : seulement, pourquoi s’en tenir à un « peuple, » comme si chaque peuple vivait isolé ? Ce nationalisme germanique est outré. Un peuple, aujourd’hui, a parmi ses conditions de développement celles de tous les autres peuples ; il eût donc fallu dire : la morale est l’expression des conditions de vie et de développement des sociétés humaines ; c’est leur instinct vital, non pas seulement « le plus simple, » mais le plus élevé ; c’est même plus qu’un instinct, c’est leur science vitale.

L’idéal moral de Nietzsche, c’est-à-dire son Surhomme, est justifiable, lui aussi, d’une critique fondée sur les lois scientifiques et la constitution philosophique de la conscience humaine.

  1. L’Antéchrist p. 275.