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considère comme ses pires ennemis, répondront à l’antéchrist : — Le premier des préceptes est : « Soyez parfait comme votre Père céleste est parfait. Vous pouvez donc aspirer à l’existence divine. » — Les philosophes diront à leur tour : — « Si tout ce qui est immuable n’est que symbole, pourquoi voulez-vous remplacer Dieu par une loi ce immuable » et « unique, » celle du retour éternel ? Comment ne serait-ce pas votre formule mathématique qui est un symbole ? »

La théorie du Surhomme, chez Nietzsche, est en contradiction avec un système qui nie tout fondement objectif de la vérité et de la valeur. Comment savoir que le Surhomme est le « sens de la terre, » si la terre n’a pas plus de sens que le ciel et que le monde entier, qui s’agite sans but dans un vertige sans fin ? — Un idéal moral, qui assigne à la vie son sens et son but, répond Nietzsche, ne peut être ni prouvé ni réfuté ; mais il appartiendra un jour au surhomme, il appartient déjà au philosophe de poser les valeurs et de les créer en les posant. Aussi Nietzsche fait-il la guerre au simple savant, à l’homme « objectif, » à l’homme miroir, « habitué à s’assujettir à tout ce qui doit être connu, sans autre désir que celui que donne la connaissance, le reflet. » Il oppose au savant le philosophe, « l’homme violent, le créateur césarien de la culture, l’homme complémentaire en qui le reste de l’existence se justifie, » l’homme qui est « un début, une création, une cause première[1]. » Le sage seul est créateur.

Personne ne sait encore ce qui est bien et mal, si ce n’est le créateur ! Mais c’est lui qui crée le but des hommes et qui donne son sens et son avenir à la terre ; c’est lui seulement qui crée le bien et le mal de toutes choses…

En poète, en devineur d’énigmes, en rédempteur du hasard, j’ai appris aux hommes à être créateurs de l’avenir et à sauver, en créant, tout ce qui fut.

Sauver le passé dans l’homme et transformer tout ce qui était, jusqu’à ce que la volonté dise : — Mais c’est ainsi que je voulais que ce fût ! C’est ainsi que je le voudrai ! — C’est ceci que j’ai appelé salut pour eux, c’est ceci seul que je leur ai enseigné à appeler salut !

Ou il s’agit ici de poésie, ou il s’agit de philosophie. Dans le premier cas, admirons ; dans le second, raisonnons. S’il n’y a rien en soi de bon ou de mauvais, aucune volonté créatrice ne

  1. Par delà le bien et le mal, p. 137.