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ployer toute l’énergie qui est en lui et fournir à l’humanité le spécimen d’un type supérieur. Platon n’a-t-il pas mis dans la bouche de Calliclès ces paroles bien connues, qu’on croirait de Nietzsche lui-même : « Nous prenons, dès la jeunesse, les meilleurs et les plus forts d’entre nous ; nous les formons et les domptons comme des lionceaux par des enchantemens et des prestiges, leur faisant entendre qu’il faut s’en tenir à l’égalité et qu’en cela consiste le beau et le juste. Mais, selon moi, qu’il paraisse un homme de grand caractère ; qu’il secoue toutes les entraves, déchire nos écritures, dissipe nos prestiges et nos enchantemens, foule aux pieds nos lois, toutes contraires à la nature ; qu’il s’élève au-dessus de tous et que, de notre esclave, il devienne notre maître ; alors on verra briller la justice naturelle ! » Hercule n’emmena-t-il pas avec lui les bœufs de Géryon, « sans qu’il les eût achetés et sans qu’on les lui eût donnés ? » Son seul titre de propriété, c’est qu’il était Hercule. Que fait d’ailleurs la loi même, reine des mortels et des immortels ? « Elle traîne avec elle la violence d’une main puissante, et elle la légitime. » En entendant Calliclès, Socrate se félicitait d’avoir un adversaire d’une telle franchise, et il disait : « — Si mon âme était en or, ne serait-ce pas une joie d’avoir trouvé quelque excellente pierre de touche pour en éprouver le titre ? » Pour l’âme contemporaine, qui est loin d’être en or, Nietzsche et ses pareils sont cette pierre de touche.

Les Schlegel et les Tieck posèrent les bases de la conception du Surhomme en soutenant la souveraineté de l’individu supérieur, image de l’absolu. L’absolu est à lui-même sa loi ; il se suffit, il jouit de soi, il ignore l’effort et le travail. « Pourquoi les dieux sont-ils des dieux, dit l’auteur de Lucinde, si ce n’est parce qu’ils vivent dans une véritable inaction ? Et voyez comme les poètes et les saints cherchent à leur ressembler en cela, comme ils font à l’envi l’éloge de la solitude, de l’oisiveté, de l’insouciance ! Et n’ont-ils pas raison ? Tout ce qui est beau et bien n’existe-t-il pas sans nous et ne se maintient-il pas par sa propre vertu ? À quoi bon l’effort incessant, tendant à un progrès sans relâche et sans but ? Cette activité inquiète, qui s’agite sans fin, peut-elle le moins du monde contribuer au développement de la plante infinie de l’humanité, qui croît et se forme d’elle-même ? Le travail, la recherche de l’utile est l’ange de mort à l’épée flamboyante qui empêche l’homme de rentrer au paradis. De