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Le mot est pour Victor Hugo un être réel et vivant.


Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant.
La main du penseur vibre et tremble en l’écrivant.


La même imagination qui lui a fourni une politique et une conception de l’histoire pourra donc lui fournir une philosophie et une religion. Autant qu’au mouvement historique, Hugo est indifférent au mouvement de la philosophie et de la science de son temps, et on voit de reste, sitôt qu’il s’avise de les citer, quelle est sa prodigieuse inintelligence ou ignorance des penseurs de tous les temps. Aux religions, aux philosophies, aux découvertes scientifiques, il emprunte ce dont il a besoin pour traduire l’émotion dont il est actuellement possédé. Ces idées sont-elles justes ou fausses ? Peu importe, pourvu qu’il se les soit appropriées. Son opinion d’aujourd’hui heurte-t-elle son opinion d’hier ou la raison commune ? Il suffit que ce soit la sienne. Elle vaut par cela même. Et le poète, qui se sent infaillible, nous l’impose comme l’expression de la vérité. C’est une manière de révélation dont le cerveau du poète a été le Sinaï et le Thabor. Tandis que nous croyons à Dieu, et que nous en concevons l’idée, il a la sensation de sa présence, converse avec lui et parle en son nom. C’est de la sorte qu’à travers toute l’œuvre de Hugo, un même principe, celui du lyrisme, se développe en satire, en épopée, en poésie apocalyptique. Le poète a d’abord chanté la fraîcheur et célébré l’éclat de ses premières impressions, il s’est amusé au jeu des déclamations, des couleurs et des rythmes : son lyrisme s’est exprimé en chansons, en drames, en romans. Puis, il s’est posé en face de la société de son temps et, au nom de ses ambitions déçues, il a traduit son lyrisme en invectives. Puis, il s’est posé en face des sociétés disparues et, au nom de son sentiment personnel, il a traduit son lyrisme par l’assurance avec laquelle il distribuait le blâme et l’éloge, les condamnations et les absolutions. Puis encore, il s’est posé en face de l’ensemble de la création et il lui a dicté des lois qui étaient celles de son imagination lyrique. Ainsi ce Moi, toujours plus exigeant, absorbait, peu à peu, toute la nature, toute la société, tout le drame humain, le présent, le passé et le futur, pour devenir par une progressive expansion le Moi Conscience d’un temps, le Moi Conscience de l’Humanité et le Moi Conscience du Monde.


RENE DOUMIC.