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inquiétude se fait jour, à un certain moment de leur vie, chez presque tous les écrivains qui n’étaient pas des baladins. Tandis que les autres ne se lassent pas d’exécuter leurs tours et de faire sonner leurs grelots, ils s’en voudraient de quêter encore sous leurs cheveux blancs les applaudissemens de jadis. Ayant commencé en, artistes, ils froissent en penseurs. La plupart du temps le penseur ne vaut pas l’artiste ; mais la dignité de l’homme est sauve ; et c’est le grand point que la mort, quand elle vient nous prendre, ne nous trouve pas nonchalans d’elle. — Morale sociale, évocations historiques, méditations sur la mort, essais pour déchiffrer l’énigme de notre destinée,.. voilà sans doute tous les élémens d’une poésie impersonnelle.

Seulement, et par un phénomène inverse, en même temps que cette matière de poésie s’offrait à lui, la personnalité du poète allait de jour en jour en s’exaspérant. La politique a pour l’artiste ce danger, qu’elle change sa célébrité en popularité et risque de lui faire monter au cerveau un encens de qualité plus épaisse et plus troublante. Il ne s’aperçoit pas que les applaudissemens dont on le salue ne s’adressent plus exclusivement à lui ; c’est l’expression de leurs propres passions que les hommes applaudissent dans ses paroles et dans ses actes. Victor Hugo, moins qu’un autre, est capable de faire la distinction. Exilé, il s’oppose lui seul à un ordre de choses, à un système de gouvernement, et fait de sa protestation un reproche pour des millions d’hommes. Il habite la solitude et lui-même a dit : « La solitude dégage une certaine quantité d’égarement sublime. C’est la fumée du buisson ardent. Il en résulte un mystérieux tremblement d’idées qui dilate le docteur en voyant et le poète en prophète. » Il a pour voisin l’Océan, et désormais sa rêverie s’harmonise au mugissement énorme de la mer. Il a pour horizon le ciel : son œil, en s’y fixant, distingue des formes dans le nuage, aperçoit dans l’azur des ouvertures mystérieuses qui sont les puits de l’abîme. Cependant de plus en plus, le monde tel qu’il est pour les hommes agissant, vivant en société, se mouvant dans la vie journalière, lui devient lointain et s’efface. La réalité perd ses contours. La voix de l’opinion cesse de lui être perceptible. Le souci de l’opinion d’autrui, qui se traduit par la crainte du ridicule, nous est un continuel avertissement à nous surveiller nous-mêmes, à restreindre le débordement de notre personnalité dans des limites qui sont celles du bon sens et du goût. Ces limites pour Victor Hugo n’existent décidément plus ; il va jusqu’au bout de son originalité et tire des procédés particuliers à son imagination leurs dernières applications. Et ce sont donc eux que nous