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n’appartient entièrement à une seule inspiration. D’un bout à l’autre de l’œuvre de Hugo, quoiqu’en des proportions différentes, les trois souffles se rencontrent dans un même recueil et parfois se mêlent dans une même pièce. Peut-être même dans ce mélange et cette indétermination des genres, faut-il voir encore un trait par lequel la poésie de Hugo, échappant aux nettes classifications de notre art moderne, se rapproche de la poésie primitive.

C’est qu’à vrai dire ces trois inspirations ne procèdent que d’une seule. Il y a eu dans la poésie de Victor Hugo développement plutôt que changement. Il a pu appliquer son génie à des sujets différens ; ce génie restait le même, c’est-à-dire essentiellement lyrique. Le poète lyrique est-il celui qui, dans ce vaste monde, ne connaît que lui et ne s’intéresse qu’à lui seul ? Ç’a été le cas de plusieurs dont, au reste, la poésie est bientôt morte d’inanition. Disons plutôt que le poète lyrique est celui qui se fait le centre de l’univers, n’aperçoit rien que par rapport à lui-même et prend en lui la mesure de toutes choses. Il étale sa personne avec une indiscrétion où il entre bien autant de candeur que de vanité. Persuadé que tout ce qui vient de lui doit avoir pour nous autant d’intérêt que pour lui-même, il nous fait part des moindres incidens de sa sensibilité comme des plus vaines fantaisies de son imagination. Faussant toutes les proportions, par suite d’une erreur initiale de perspective, il donne à. tout ce qui le touche une importance démesurée, change un dépit en désespoir, fait couler à flots le sang d’une égratignure et semble croire, pour une déception qu’il a eue, que le monde va s’arrêter de tourner ; et c’est cela même qui fait la beauté de ses chants. Il s’imagine que, dans la nature et dans le monde, tout n’existe que pour lui faire cortège. Les vents n’ont un murmure et l’océan n’a une voix que pour orchestrer sa douleur ; les forêts n’ont de verdure et les matins n’ont de clartés que pour encadrer sa joie ; et, depuis qu’il y a des hommes, ils ne vivent, ne sentent, ne souffrent que pour offrir à ses propres sentimens des termes de comparaison : et c’est cela qui fait l’ampleur et la variété de sa poésie. Le poète réaliste, guidé par la raison, se soumet à l’objet le lyrique, à la façon dont nous le définissons, fait le contraire. Accepter la soumission à l’objet, c’est-à-dire à la réalité qui existe en dehors de lui, c’est accepter une limitation à sa personnalité, et c’est ce dont il est incapable. Faute de pouvoir supprimer les choses et les êtres, il lui reste à se les subordonner. Supposez que ce lyrique cesse de composer des odes ou des élégies, et qu’il aborde d’autres genres, il y apportera les mêmes habitudes d’esprit. Écrit-il pour le théâtre ?