Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 4.djvu/939

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nus, tremblans, la chair pénétrée
Du frisson de l’énormité ;
Nos morts sont dans cette marée ;
Nous entendons, foule égarée
Dont le vent souffle le flambeau,
Sans voir de voiles ni de rames,
Le bruit que font ces vagues d’âmes
Sous la falaise du tombeau.


Ce sont ces vers de la Bouche d’Ombre :


Les mondes, dans la nuit que vous nommez l’azur,
Par les brèches que fait la mort blême à leur mur,
Se jettent en fuyant l’un à l’autre des âmes.


Rien n’est plus caractéristique de la poésie de Victor Hugo. Il a, mais à un degré extraordinaire, la sensation de tout cet inconnu qui nous entoure et il en a l’effroi. Il éprouve une horreur sacrée devant cette immensité où nous sommes perdus, au contact de ces ténèbres qui s’épaississent à mesure qu’on les regarde, de cette ombre qui peu à peu envahit son cerveau et son œuvre. Le frisson qu’il nous en communique ne cesse d’être philosophique que pour devenir religieux.

Pour ce qui est du caractère épique, il est si fortement accusé dans toute l’œuvre de Victor Hugo qu’il est à peine besoin d’y insister. Il apparaissait déjà là où il avait le moins de raison d’être, je veux dire dans son théâtre. Les Ruy Gomez et les Saint-Vallier sont des vieillards d’épopée. Et les Burgraves ne sont un drame si impossible que parce qu’ils sont un beau fragment épique. Victor Hugo était donc tout prêt pour nous donner, à défaut de ce poème attendu et réclamé depuis trois siècles, manqué par Ronsard, par Chapelain et par Voltaire, la suite de fragmens de la Légende des Siècles. Dénué de psychologie autant que de sens historique, mais doué de la faculté de grossissement, peintre et conteur, il était servi cette fois par ses défauts aussi bien que par ses qualités. — De même pour le caractère satirique. Hugo est de tempérament combatif et taillé en lutteur. Par besoin de nature, il faut qu’il bataille. Il est l’athlète, le redresseur de torts. Ajoutez qu’il a une puissance de haïr et une longueur de rancunes dont on connaît peu d’exemples aussi frappans. Les divers points de vue auxquels se sont placés les auteurs des études qui nous occupent sont donc justes. Et non seulement ils sont justes, mais ils le sont ensemble. Car, si Victor Hugo est plutôt satirique dans les Châtimens, plutôt visionnaire dans le dernier livre des Contemplations, et plutôt épique dans la Légende des Siècles, d’ailleurs aucun de ces recueils