Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 4.djvu/937

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

idées, et qui réfléchit sur des conceptions abstraites, nul moins que Victor Hugo n’en mérite le titre. Si l’esprit philosophique réside dans le pouvoir de lier des idées, de les enchaîner logiquement, de les construire en systèmes d’une savante architecture, nul n’en fut plus parfaitement dépourvu. Mais M. Renouvier a, bien soin de faire ressortir le manque de cohésion ou l’absolue contradiction des doctrines auxquelles le poète s’est prêté tour à tour avec une souveraine indifférence. S’agit-il de sa vision des premiers temps du monde ? « Il ne faut pas demander au poète, que n’inquiète point la construction logique des idées, comment il concilie le tableau de la venue de l’homme dans une nature déjà constituée en ses trois règnes et les images d’un moment de la création où l’homme, la chose et la bête eussent pu former ensemble une alliance idéale, avec la thèse de la chute universelle entraînant l’homme et la création tout entière dans la commune descente dont la Bouche d’Ombre nous a décrit les degrés. » S’agit-il de la fin du monde ? « La Légende des Siècles se trouve avoir deux conclusions. L’une s’inspire de la divinisation de l’homme par ’intelligence et par l’audace, grâce à la victoire remportée sur les élémens et même à une sorte de violence faite à la destinée ; l’autre, de la croyance à la fin du monde et à la comparution de l’homme pécheur devant le tribunal de Dieu. » Pareillement M. Renouvier juge avec sévérité certaines des idées les plus chères au poète, et, traitant décidément de philosophe à philosophe, argumente contre lui avec cette âpre franchise qui donne leur saveur aux discussions entre spécialistes. Oubliant qu’il lui a reconnu ce droit qu’ont les poètes de se passer d’esprit critique, il lui reproche amèrement d’avoir accepté sans contrôle le dogme, admis autour de lui, du progrès continu. « On ne peut attribuer qu’à la sottise ambiante cette image familière d’un progrès qui va de lui-même et d’une marche qui marche toujours… Le dogmatisme optimiste de la philosophie de l’histoire, qui a détourné des voies de l’expérience et du bon sens tous les penseurs influens du XIXe siècle et forcé l’inaliénable sentiment du mal à se porter tout entier sur le passé, ce dogmatisme imbécile entré peu à peu dans toutes les têtes a exercé sur les idées et sur les œuvres de Victor Hugo une influence déplorable. » Apparemment, c’est à ce « dogmatisme imbécile » qu’il faut rattacher la plupart des rêveries humanitaires du poète sur la fraternité des peuples, la suppression de la guerre, l’avènement d’une république : universelle, les crimes des prêtres et la sainteté des révolutions. L’écho sonore mis au centre de tout répète les voix du siècle et ne choisit pas entre elles.