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cinq fois sa carrière. Et il frappait à la porte de la belle Poumi. Après un long entretien, la bayadère et le fakir tombèrent d’accord, car une commune passion pour l’argent les tenait. Si Poumi rêvait d’acquérir toutes les pierreries de Golcondd, le sanniassy songeait à une cachette du Mysore qu’il visitait une fois l’an, et où dormait un lac de roupies. Et c’était sur cette couche d’argent monnayé qu’il comptait dormir son dernier sommeil. Le plan des deux complices était simple : ils s’introduiraient le soir dans le palais enclos par la citadelle de Ghiwa, et visiteraient Chatoun sur la haute terrasse où il goûtait toujours seul la fraîcheur de la nuit. La femme, sous quelque prétexte, l’injurierait d’abord, et, comme c’était un homme violent et d’un emportement sauvage, il se jetterait sur l’imprudente. Poumi saurait alors mettre entre elle et le rajah l’espace béant d’une ouverture carrée par quoi l’on accédait à la terrasse, et Chatoun tomberait dans la salle du bas où il se romprait les os. Si la bayadère ne réussissait pas, le fakir, lui, se chargeait d’exaspérer le rajah « en ne lui prodiguant que des paroles louangeuses, » et de le précipiter dans le vide. Et même il proposa à Poumi une gageure : « Lui seul saurait émouvoir la colère de Chatoun, et l’obliger à le poursuivre, le cimeterre à la main. » La danseuse, piquée au vif, mit alors en enjeu la récompense que devait lui compter Bidji, en cas de succès. Et le fakir accepta.

Aux premières heures du soir, ils se hâtèrent vers la citadelle. La garde ne s’opposa pas à leur entrée, tant on connaissait la puissance de Poumi sur Chatoun, et tant était grande la vénération qu’inspirait le vanaprastha réputé dans tout le pays d’Arkat. L’usurpateur Chatoun, assis en tailleur sur un tapis, salua à peine le vieux compagnon de Poumi, qui s’accroupit silencieusement après avoir déplié la mauvaise natte qu’il avait apportée sous son bras. Le rajah appela Poumi d’un signe pour qu’elle prît place auprès de lui. Mais la bayadère haussa les épaules, frappa du pied la mosaïque, cracha avec dégoût, et cria de sa voix la plus méprisante :

— Plutôt pénétrer dans la maison d’un tchandala, contracter union avec un paria, manger de la vache, que de me joindre à toi, Vandriamah Chatoun, opprobre du Carnatic, toi dont la mère était peut-être une soudra, mais dont le père était sûrement un de ces vadagas errans qui se nourrissent de lézards !