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la nature dans sa prévoyance maternelle, c’est que nous ayons toujours présente à nos yeux, pour en avoir antérieurement éprouvé les effets, l’hostilité du monde extérieur. Se figurer ce qu’on a souffert ne servirait à rien : il suffit, si l’on veut se garder de toute surprise, de savoir que l’on a souffert.

Encore faut-il néanmoins que l’on en conserve indéfiniment le souvenir. Que l’écho de la douleur vienne à s’éteindre, et, du même coup, notre tranquillité, notre bien-être, notre existence même en seraient compromis. Sans lui, étourdiment, nos doigts s’ensanglanteraient au tranchant du rasoir ; à tout instant, nos extrémités, aussi bien que celles des syringomyéliques, se couvriraient de multiples brûlures ; et c’est seulement après qu’il nous aurait saisi que l’idée nous viendrait de nous garer du froid. De même, devant un poing levé, nous ne songerions point à détourner le coup ; de même, la vue d’une arme dirigée contre notre poitrine nous laisserait indifférens. Toujours, en un mot, les mouvemens de défense ou de fuite arriveraient trop tard.

Toutefois, qu’on le sache bien, il n’est pas du tout indispensable, pour réaliser les vues de la nature, que chacun de nous ait acquis à ses propres dépens cette défiance salutaire. Car l’homme ressemblerait alors à un duelliste incapable de parer d’autres feintes que celles qui l’ont blessé ; en même temps que son ignorance, il risquerait de perdre sa vie ou sa santé. Par bonheur, l’exemple et les conseils d’autrui sont là pour nous instruire ; à leur défaut, l’instinct, ce produit irraisonné des sagesses ancestrales, ce « reliquat latent des peines et des plaisirs des morts, » l’instinct viendra, le cas échéant, suppléer à notre inexpérience.

Néanmoins, par le fait même qu’elle échappe à tout contrôle, la spontanéité de nos impulsions nous exposerait à de très durs mécomptes. A l’intelligence seule il appartient de définir les conditions au milieu desquelles évolue un phénomène suspect ; elle seule aura le pouvoir d’en pénétrer les causes, d’en discerner les tendances et d’en prévenir, par un choix délibéré, les conséquences néfastes.

Comme le chien guidant un aveugle à travers des chemins inconnus de son maître et que son flair peut tromper, les prévisions faillibles de l’instinct nous égarent aisément ; tandis que la raison sait pertinemment ce qu’elle veut et où elle va. Avant