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sous les espèces de la douleur, l’alma parens aurait perdu son temps. Ses préférences devaient aller tout entières aux produits les mieux réussis de ses intelligentes sélections : aux animaux supérieurs, dont les appareils à la fois plus achevés et plus vulnérables réclament une protection particulièrement efficace. Et quelle sauvegarde plus sûre pouvait-elle imaginer, que la perception préventive de la souffrance physique et surtout l’effroi qu’elle laisse après elle ?

Sans éprouver des sensations aussi profondes, sans en garder aussi longtemps que nous la mémoire, les bêtes voisines de l’homme ont déjà, à n’en point douter, le souvenir réfléchi de la douleur. Le chien d’arrêt dont les jappemens trop hâtifs font lever inopportunément le gibier et qui, en punition de sa faute, reçoit une charge de plomb dans le train de derrière se rappelle d’habitude assez nettement sa mésaventure pour ne plus s’exposer à un second avertissement. Quand, à l’oreille d’un cheval rétif, le fouet claque ou la cravache siffle, le sens de cette menace est parfaitement saisi : en son for intérieur, l’animal se dit qu’il lui faut choisir entre la satisfaction de son caprice et la rude correction réservée à son indiscipline ; et, le plus souvent, pour ne pas encourir celle-ci, il prendra le sage parti de renoncer à celle-là.

Qui d’entre vous n’a présente à l’esprit l’histoire de la célèbre Lisette dont les Mémoires de Marbot nous ont narré les hauts faits ? Cette vaillante et fantasque jument avait coutume, dans ses accès d’humeur, — et ils étaient fréquens, — de mordre à belles dents tous ceux qui l’approchaient : fâcheux travers, dont n’avaient eu raison ni les objurgations, ni les caresses. Elle en fut guérie instantanément quand, un beau jour, on mit à portée de sa bouche un gigot brûlant, lequel, dès que la malicieuse bête voulut le happer, lui rôtit atrocement les lèvres. — Une fois seulement, par la suite, elle retomba dans son ancien péché. C’est, on s’en souvient, à la bataille d’Eylau. Alors que, pressés de toute part par l’ennemi, elle et son cavalier se trouvaient en péril de mort, la jument furieuse enleva d’un coup de dent la face tout entière d’un grenadier russe dont le sabre, un instant plus tard, allait trouer la poitrine de son maître.

Au plus haut degré de l’échelle, la vertu éducatrice de la douleur apparaît d’une façon plus évidente encore. Les écoliers d’autrefois savaient ce qu’il en coûte d’oublier ses leçons ; et, même