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premier de tous, sachant parfaitement le péril mortel auquel il s’exposait, il conçut l’audacieuse idée d’aspirer à pleins poumons les vapeurs dégagées par l’éther, liquide odorant et subtil trouvé cent ans auparavant par un chimiste du nom de Fabrenius, mais dont nul jusqu’alors n’avait soupçonné la vertu merveilleuse. Il faillit en mourir. Mais, lorsque, sortant de son dangereux sommeil, le hardi expérimentateur eut repris conscience de lui-même, il put se dire que sa témérité n’avait point été vaine. Car un secret sans prix, cherché depuis des siècles, venait enfin de lui être révélé : celui de procurer à n’importe quelle créature vivante, au moment choisi pour elle, pendant des minutes et des heures, l’insensibilité de la mort.

Quinze ans plus tôt, en 1831, entre les murs d’une officine, au milieu des matras et des cornues, était née une substance nouvelle constituant comme l’éther un dérivé particulier de l’alcool. Soubeyran, et presque en même temps que lui l’illustre chimiste Liebig, annonçaient au monde chimique l’apparition d’un corps inédit, au parfum de fraise, dont le nom se trouve aujourd’hui dans toutes les bouches, — le chloroforme. Longtemps on ne vit en lui que l’obscur produit d’une ingénieuse réaction, jusqu’au jour où, entre les mains du chirurgien Simpson, ce composé quasi inconnu manifesta soudain sa miraculeuse puissance. Plus sûr dans ses effets, moins dangereux à manier que l’éther, le chloroforme est devenu depuis lors l’auxiliaire indispensable de la pratique opératoire.

Dans le silence et l’immobilité de la narcose chloroformique, nos chirurgiens modernes peuvent désormais se livrer à leur travail sans trouble et sans hâte : ils n’ont plus à redouter ni les clameurs énervantes, ni les secousses irrépressibles qui, au temps passé, compromettaient si gravement le résultat de leurs délicates interventions. Grâce à cette salutaire inertie, ils ne craignent plus d’entreprendre ces ablations formidables, aussi longues que laborieuses, dont la pensée seule eût fait frissonner jusqu’aux moelles le moins timide des chirurgiens d’autrefois.

Et le patient lui-même, que ne doit-il pas à ce bienheureux sommeil ? Le fil tranchant du bistouri, la piqûre de l’aiguille, l’agrippement des pinces ont sectionné, perforé, écrasé les chairs ; les cavités du corps ont perdu des organes entiers ; des membres ont été coupés à leur racine, sans que de tout cela le malade ait