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aberrance. Un malade est atteint d’un anthrax que le chirurgien juge opportun d’inciser. Généralement, s’il n’a pas été prévenu, le patient n’accusera que la souffrance aiguë causée par l’opération. Mais, si vous lui avez recommandé au préalable d’analyser ses sensations, souvent il se rappellera qu’à la seconde précise où le bistouri fendait les chairs, il a perçu le froid de la lame en même temps que la douleur ; ce qui n’aurait pas lieu si la transmission s’effectuait par un conducteur unique.

Voyez aussi ce qui advient assez fréquemment au cours de la narcose chloroformique. Dans l’état de demi-sommeil dû aux premières inhalations, n’arrive-t-il pas que le contact de l’instrument soit perçu d’une façon très distincte alors que le malade a déjà perdu la faculté de souffrir ? Sur un ton parfaitement calme, sans essayer le moins du monde de s’y soustraire, il vous dira qu’il sent très bien l’attaque du couteau, qu’il n’ignore pas ce que vous lui faites. Mais demandez-lui : « Avez-vous mal ? » il vous répondra négativement.

Ce n’est pas tout. La douleur elle-même est parfois l’objet d’une étrange dissociation. Pour vous en donner un exemple, permettez-moi de vous présenter, — au figuré bien entendu, — un de ces curieux malades que les médecins appellent des syringomyéliques. Dès le premier coup d’œil, un fait particulier va fixer votre attention : la présence de taches bizarres marquetant de-ci de-là les extrémités inférieures du patient. Examinez-les de près et vous reconnaîtrez en elles des brûlures anciennes ou récentes, symptôme qui, à lui seul, lèvera tous les doutes quant au diagnostic de l’affection ; elles sont la conséquence d’une anesthésie assez rare, celle qui rend la peau insensible aux irritations thermiques, quel qu’en soit le degré. Lorsque, par mégarde, il approche ses membres d’un foyer, le syringomyélique n’en perçoit point les radiations ; rien ne l’avise du risque que lui fait courir son imprudence, et la flamme aura déjà grillé ses chairs que le soupçon même du danger ne l’aura pas encore effleuré.

Or, ce singulier patient, — non moins insensible qu’un cadavre à la brûlure d’un fer rouge, — se rend admirablement compte, en revanche, de tous les autres contacts, douloureux ou non ; il n’apprécie pas seulement avec une parfaite certitude la nature et le degré d’un simple attouchement, mais aussi les incisions, les pincemens, les piqûres de la peau lui causent une