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Il s’agit là, à vrai dire, d’animaux d’un ordre inférieur, et l’on pourrait se demander si des expériences de ce genre donneraient les mêmes résultats chez l’homme. Or, des phénomènes analogues à ceux que présentent la grenouille et le rat ont été constatés sur les cadavres des suppliciés ; et, tout récemment, Vaschide et Vurpas ont vu se produire, chez un monstre humain totalement dépourvu d’hémisphères cérébraux et de cervelet, des mouvemens de retraite quand on pinçait ou chatouillait la peau.


J’ai dit tout à l’heure combien il était difficile de fonder une définition concrète de la douleur sur nos impressions psychiques. Et l’on sait maintenant combien seraient illusoires les indications fournies par les désordres fonctionnels dont celles-ci s’accompagnent.

D’autant plus que l’on verserait dans une profonde erreur si l’on s’imaginait qu’une attaque douloureuse, quelque sévère qu’on la suppose, donne constamment lieu à d’aussi tumultueuses réactions. Chez certains individus, et cela résulte d’observations authentiques, les appareils généraux font preuve d’une remarquable indifférence à l’égard de la douleur. Non seulement l’insulte faite à leurs organes n’arrache à ces sujets privilégiés aucune plainte, aucun cri, mais le cœur ne bat pas une fois de plus ; la respiration reste calme ; il n’est pas jusqu’aux traits du visage qui ne gardent la plus parfaite impassibilité.

A dire vrai, cet étonnant silence n’est pas toujours imputable à l’intervention d’une volonté stoïque : souvent il aura sa raison d’être dans une tolérance exceptionnelle, — permanente ou passagère, — de l’appareil nerveux. Le centre sensitif s’abstiendra de répondre aux bruyantes provocations du dehors, non point parce qu’il les dédaigne, mais parce qu’il ne les entend pas.

Tel était le cas extrêmement singulier, — peut-être unique au monde, — de cet Américain dont la vie tout entière se serait écoulée dans l’ignorance absolue de la douleur. C’est à peine si les maladies qu’il eut à subir lui causèrent d’insignifians malaises. Bien plus, au dire de son historiographe, il supporta sans le moindre murmure des mutilations étendues ; et, lorsque, dans un Age avancé, car son existence fut longue, on eut à l’opérer de la cataracte, le passage du couteau à travers la cornée ne parvint même pas à lui faire cligner la paupière.