temps les voisins s’habituèrent à appeler miss Humphry « Madame. » C’est tout ce qu’elle eut du mariage. Je me trompe : elle en réclama les charges les plus douloureuses, lorsque le crayon tomba des mains paralysées de l’artiste, atteint du délirium tremens, et qu’elle s’obstina à le garder dans sa maison. Pendant ses accès de folie furieuse, il fallait souvent plusieurs personnes pour le contenir. Cela dura quatre ans. Le 1er juin 1815, cette joyeuse boutique vit une scène terrible. C’était l’heure solennelle où les armées de la coalition se rassemblaient à la hâte pour combattre le géant ressuscité. Le pouls du peuple anglais battait la fièvre et la foule se pressait, cherchant dans les dessins d’un débutant, le jeune George Cruiksbank, ce qu’elle avait cherché et trouvé si longtemps dans les dessins de Gillray : un avant-goût de vengeance, un aliment à ses colères patriotiques. Tout à coup la porte du fond s’ouvrit brusquement et livra passage à une sorte de fantôme humain, presque nu, la barbe longue, les cheveux en désordre, l’œil farouche, râlant et ricanant. C’était Gillray. On le reconduisit dans sa chambre, où il expira. Quelques jours plus tard, on le déposait dans le cimetière de Saint James, devant son héritier Cruikshank, Landseer, l’artiste, et Gifford, le critique. Deux ou trois anciens compagnons du mort baissaient la tête en songeant à ce triste dénouement de leurs fêtes nocturnes et se préparaient à noyer ce remords, là où il était né, au cabaret. Deux femmes en deuil complétaient l’humble cortège : miss Humphry, la veuve qui n’avait jamais été mariée, et Betty, qui riait toujours, à travers ses larmes.
AUGUSTIN FILON.