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Gillray est un inventeur, il crée la vie comme Jacques Callot.

C’était le fils d’un pauvre jeune soldat, qui, après avoir perdu un bras à la bataille de Fontenoy, avait été admis à l’hôpital de Chelsea. En sortant de là, il s’était marié, et était devenu fossoyeur du cimetière des frères Moraves. Le petit James eut pour première école les rues de Londres. La seconde fut la boutique d’un graveur. De là, sa fantaisie l’entraîne à suivre en province une troupe de comédiens. Etrange coïncidence entre sa destinée et celle de ses deux prototypes : apprenti graveur, comme Hogarth ; ami et compagnon d’acteurs ambulans, comme Callot. Au retour de ces vagabondages, il entrait à l’Académie royale, où il apprit les élémens de son métier d’artiste. Mais il n’hésita pas entre plusieurs voies, comme Rowlandson, car sa vocation de caricaturiste s’était déjà révélée. A douze ans, en 1769, il avait publié son premier dessin satirique. A partir de 1777 ou 1778, ses caricatures parurent de temps à autre aux vitrines des marchands d’estampes. Après 1782, sa production devint presque aussi régulière que celle du journaliste moderne.

Dans cette campagne, où le caricaturiste combat sans trêve, deux périls étaient à craindre. La fréquence de l’attaque, avec les mêmes armes, contre les mêmes hommes et les mêmes abus, l’exposait à tomber dans la monotonie. D’autre part, il fallait éviter l’amende, la prison, le pilori. Si large que fût la liberté laissée à la satire, si tolérantes que fussent les lois, cette liberté et cette tolérance avaient des limites. C’est à ce double danger que para l’imagination de Gillray. Toujours féconde en ressources, en surprises, en métamorphoses, en miraculeuses évasions, elle le rendit insaisissable comme le Protée antique. Il s’emparait d’une vague allusion, d’une lointaine analogie, d’une simple métaphore, et en faisait une réalité, brouillant à plaisir les dates, les nations, les espèces, les règnes de la nature, le monde imaginaire et le monde vrai, transportant dans quelque coin obscur de la mythologie le dernier scandale de la Chambre des communes ou faisant jaillir d’une page de Millon quelque grosse infamie à l’adresse du roi George et de la reine Charlotte. Le roi, on le verra, bientôt, prêtait à la satire et par ses ridicules personnels et par l’imprudente violence de ses passions politiques. Le caricaturiste le poursuivit avec un acharnement tout particulier. Quant aux deux partis qui se partageaient la Chambre des communes, il les dauba tour à tour et sans pitié.