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tranchant alors bien des questions, je ne sais si le caricaturiste de ce temps-là n’avait pas plus d’influence sur les événement que le journaliste de notre époque. Si la propagande par l’image a encore chez nous tant d’action, que ne pouvait-elle pas sur des hommes pour qui raisonner était un ennui et une fatigue ?

Un éditeur entreprenant, nommé S. W. Fores, s’avisa d’un système qui, sans rien ôter de sa valeur à l’estampe comique, la mettait à la portée des bourses moyennes. Ceux qui n’étaient pas assez riches pour acheter les caricatures, et qui ne voulaient pas se déranger pour aller les admirer avec la foule à la vitrine du marchand, purent louer pour un soir une collection de dessins et s’en amuser tout à leur aise. Dès lors, rien ne manquait au succès de la caricature : il embrassait, du haut en bas, toutes les classes de la société. C’est qu’elle répondait à des besoins que nous ne connaissons plus ou que nous satisfaisons d’autre manière. Pendant vingt ans, un monde étourdi et frivole y chercha ses héros et ses bêtes noires, la chronique de ses scandales, petits et gros, le reflet de ses fugitives émotions, la confession, moitié contrite, moitié cynique, de ses péchés, présentée de telle sorte qu’elle dut exciter souvent ceux qui la recueillaient à en commettre de nouveaux. Pendant vingt autres années, la nation fut engagée dans un duel à mort contre l’ennemi héréditaire. La caricature fut l’expression favorite de ces fanfaronnades et de ces rancunes que traîne après elle une grande guerre. Ainsi elle fut identifiée avec l’âme nationale, non pas, assurément, avec ce que cette âme contient de plus pur et de meilleur, mais avec ce qu’il y a en elle de plus vigoureux et de plus vivant.

Cette vogue de la caricature paraît avoir enrichi quelques marchands : je ne vois pas qu’elle ait fait la fortune d’aucun artiste. D’abord, les artistes de ce temps n’avaient point l’esprit prudent et commercial de William Hogarth. Ils ignoraient cet art moderne de capitaliser leurs bénéfices. D’ailleurs, ces bénéfices, il fallait les partager avec le graveur, l’aquatintiste et le marchand. Quelques-uns, il est vrai, gravaient leurs propres œuvres et les coloriaient en famille. Il en est, — Rowlandson fut du nombre, — qui se faisaient leurs propres éditeurs. Mais une telle universalité impliquait des aptitudes très diverses, réclamait beaucoup de temps, de labeur et de risques. L’artiste indolent trouvait plus simple de se mettre aux gages d’un