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l’ouverture des portes, et vit « qu’ils se regardaient tous, » le prévôt des marchands, ses échevins et le maréchal de l’Hôpital, gouverneur de Paris. « M. le Prince, s’écria-t-elle, est en péril dans nos faubourgs, et quelle douleur et quelle honte ce serait pour jamais à Paris, s’il y périssait faute de secours ! Vous pouvez lui en donner, faites-le donc vivement ! » Ils allèrent se consulter dans la pièce à côté, tandis que Mademoiselle se jetait à genoux devant une fenêtre d’où l’on entendait le plain-chant d’une messe. Elle se relevait de temps à autre pour aller leur rappeler que le temps pressait, mais ils ne se décidaient pas. Alors, dans un élan de colère et de désespoir, montrant par les fenêtres la populace en furie, elle leur jura que, s’ils ne signaient l’ordre demandé, « ces gens-là… le leur feraient bien signer[1]. » Ils signèrent. Condé était sauvé.

Elle s’élança vers la porte Saint-Antoine. À quelques pas de l’Hôtel de ville, elle vit venir un cavalier en pourpoint blanc, aveuglé par une horrible blessure, inondé de sang, étouffé par le sang, que deux autres cavaliers, tout sanglans aussi, menaient par la main en pleurant. C’était La Rochefoucauld. Mademoiselle lui parla ; il ne répondit pas. À l’entrée de la rue Saint-Antoine, en parut un autre, « sans chapeau, tout déboutonné… pâle comme la mort », qu’un homme soutenait sur son cheval. C’était le petit Guitaut. Elle lui cria : « — Mourras-tu ? » Il fit signe que non et passa. Presque aussitôt un blessé que l’on portait se fit approcher de sa portière. C’était Valon, maréchal de camp, avec qui elle avait cavalcade en Beauce. Il fut ensuite impossible de les compter : « — Je trouvai à chaque pas que je fis dans la rue Saint-Antoine des blessés, les uns à la tête, les autres au corps, aux bras, aux jambes, sur des chevaux, à pied, sur des échelles, des planches, des civières, des corps morts. » Défilé très aristocratique, car c’était la noblesse de France qui se faisait, tuer, dans la dernière de ses batailles contre la royauté. La porte Saint-Antoine ne s’ouvrait que pour les morts et les blessés. Les remparts étaient chargés de spectateurs. Louis XIV et Mazarin regardaient des hauteurs de Charonne.

Les soldats de la Fronde en avaient assez ; ils rechignaient à marcher. Leurs chefs marchèrent pour eux, d’où la somptueuse hécatombe. Le faubourg Saint-Antoine vit ce jour-là des charges

  1. Mémoires de Conrart.