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Le premier vit sur la Volga, il s’est fait à bâtons rompus son instruction, il n’a aucun contact avec la pensée étrangère et ne connaît certainement pas une page des deux autres. L’Anglais, élevé aux Indes, n’a pu lire une ligne du Russe, et je doute qu’il se soit enquis de l’Italien. Ce dernier écrivait avant d’avoir lu Kipling ; si le nom de Gorky est arrivé jusqu’à lui, c’est d’hier. Il est probablement le seul à connaître Nietzsche, leur commun père spirituel. Cependant les trois conteurs se ressemblent par certains traits qui leur donnent un air de famille ; et c’est l’air romantique. Romantiques, ils le sont par le lyrisme, par la qualité de leur émotion devant la nature, par le goût de l’exotisme et de la singularité ; mais surtout par leur conception de l’homme et de sa destinée, par leur culte de l’individualisme, de la force, de la passion, et, pour tout dire, par leur amoralité. Tel récit de Gorky sort de la même veine qu’une nouvelle de Kipling : les personnages qui leur sont également chers ont les mêmes instincts impétueux et grossiers, la même joie à courir le monde, la même ambition brutale de le conquérir, la même insouciance des scrupules qu’il faut laisser aux vieux civilisés. D’Annunzio, moins démocratique, demande à un sang plus raffiné l’énergie vicieuse des Borgia ; mais il aurait pu signer certaines descriptions de Gorky, et aussi les protestations contre la société bourgeoise, les tirades sur le besoin de vivre « en beauté » : c’est à croire que le Russe a écrit sous la dictée de l’Italien, dont il ignorait peut-être le nom, un article publié dans la Gazette de Samara, en 1895.

Il serait facile d’élargir le cercle de ces rapprochemens l’Allemand Hauptmann y rentrerait, sans peine ; et Sienkiévicz n’est-il pas l’Alexandre Dumas du néo-romantisme ? Je ne parle point de la France : l’atelier littéraire est chez nous si vaste et si rempli, les diverses doctrines et les différentes formes d’art y ont tant d’habiles défenseurs, qu’on n’ose décider lesquels représentent le mieux la tendance nationale, si tant est qu’il y ait en France une tendance nationale ; un Français est mal placé pour en juger. Aussi bien, il faut se garder des généralisations trop étendues, qui deviennent vite arbitraires. J’ai choisi, aux trois extrémités de l’Europe, les écrivains en vedette dont les œuvres me sont familières : je ne prétends certes point que des talens si fortement marqués aient une physionomie uniforme ; mais on m’accordera qu’ils célèbrent de concert le même type humain, —