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dévié. Quel voyageur n’a été surpris, en Russie, par la franchise ingénue, parfois comique, de l’inconnu qui lie conversation avec lui dans un wagon ? Intime en moins d’une heure, le bavard se débonde, comme les discoureurs de Gorky, sur les sujets qu’on tait d’ordinaire avec pudeur : ses affaires, sa famille, son caractère, ses maladies les plus cachées.

Avide de vérité, foncièrement idéaliste, et très ignorant, ce peuple enfant s’indigne vite lorsqu’on lui dessille les yeux, lorsqu’on lui découvre l’échafaudage de mensonges conventionnels sur lequel porte fatalement toute construction sociale. Mensonges ridicules, ignobles, cruels, selon l’angle du regard critique. Du premier bond, le cceur révolté se réfugie dans la négation radicale. Il a quelque chose de touchant, ce premier émoi de l’esprit révolutionnaire, durant la courte période de virginité où il est parfaitement sincère et désintéressé ; jusqu’au jour où, le révolutionnaire ayant un peu réussi, il entre à son tour dans le mensonge conventionnel, s’en accommode progressivement, et s’y carre enfin, après la victoire, par la force des choses, avec la même aisance que les devanciers dont il a triomphé. La Russie en est encore à la phase idéaliste, celle où l’on applaudit les Beaumarchais. Mais notre Figaro sonnait l’assaut avec de joyeuses épigrammes ; les gueux de Maxime « l’Amer » s’entraînent à la protestation avec des chansons dolentes et des images de désolation. Différence de race.

C’est encore au sérieux des petits enfans qu’on est forcé de comparer les graves rabâchages des héros de Gorky sur le sens de la vie, les non moins graves discussions du public et de la critique sur les idées de l’écrivain. La masse de ses lecteurs s’intéresse à ses idées plus qu’à son talent. Le tourment des questions morales leur laisse peu de loisir pour les jouissances du goût ; et ces longueurs qui nous rebutent, ils s’y complaisent, tant le sujet les passionne. — J’ai conté l’histoire de cet inventeur, un paysan russe, qui exposait chez nous, en 1889, toute sorte d’appareils ingénieux ; il y avait du génie dans ses découvertes et dans les applications qu’il en avait faites tout seul ; par malheur, les engins dont il s’enchantait n’étaient que les gauches rudimens de machines depuis longtemps inventées ailleurs, perfectionnées par la grande industrie. — Ainsi des romans russes et de leurs lecteurs : ils abordent et reprennent naïvement tous les problèmes que - l’humanité a provisoirement résolus, au