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et de ses lumières, il ne parle qu’avec une dérision féroce. Ejof, un bohème du journalisme provincial, se charge d’éclairer Gordiéef sur sa profession.


En compagnie de Thomas, il traînait toute la nuit dans les clubs, les auberges, les cabarets, colligeant partout des matériaux pour ses écrits. Il les appelait « des balais pour le rappropriement de la conscience publique. » Le censeur était dénommé « un préposé à la diffusion de la vérité et de la justice dans la vie. » Quant à la gazette, c’était, suivant Ejof, « une entremetteuse qui se charge d’aboucher le lecteur avec les idées nuisibles ; » et son propre travail dans cette gazette, « la vente de son âme au détail, » ou encore « une incitation à mépriser les institutions sacro-saintes. »


La table rase, du nouveau à tout prix, n’en fût-il plus au monde, des actes virils et splendides au lieu de la bouillie idéologique dont les professeurs d’amélioration sociale emplissent l’estomac russe, voilà ce qu’il faut à Gorky. Mais comment se figure-t-il la révolution, et qu’en espère-t-il ? — Ici, je vous prie d’écouter attentivement le vieux marchand Maïakine, le raisonneur qui nous est présenté dans Thomas Gordiéef comme un parangon d’intelligence avisée et pratique. Dans son langage familier, un peu cru, Maïakine expose ses idées sur l’avenir de la Russie. Je traduis intégralement le morceau, il est instructif.


La Russie bouge, et rien en elle n’est solide ; tout est sens dessus dessous. Tous vivent de guingois, penchent d’un côté ; aucune harmonie dans la vie. Ils braillent tous sur des tons discordans ; et ce dont chacun a besoin, personne ne le discerne. Tout est noyé dans un brouillard : de là ce refroidissement du sang chez les hommes, de là ces abcès… On leur a donné une grande liberté de penser, et on ne leur permet pas d’agir : c’est pourquoi l’homme ne vit pas, mais pourrit et empeste.

— Que faut-il donc faire ? demanda Lioubof.

— Tout ! s’écria rageusement le vieillard. Faites ce que vous voudrez ! Allez chacun où le cœur vous dit ! Mais pour cela, il faut donner la liberté aux hommes, — une entière liberté. Puisque le temps est venu où chaque myrmidon s’estime propre à tout et se croit né pour disposer souverainement de sa vie, qu’on la lui donne, à cette carogne, sa liberté ! Là, vis, fils de chienne ! Mais vis donc ! Ha ! ha ! Alors on verra cette comédie : sentant qu’on lui a enlevé le mors, l’homme hurlera plus haut que ses oreilles, il volera comme une plume, de-ci, de-là… Il se croira un faiseur de miracles et commencera à cracher tout ce qu’il a d’esprit…

Le vieillard fit une pause ; avec un sourire malicieux, d’une voix plus basse, il continua

— Mais, du véritable esprit constructeur, il n’y a pas un atome en lui. Un jour ou l’autre, notre oiseau hérissera ses plumes, prendra son vol, ira se cogner à tous les murs ; bientôt les forces lui manqueront, le pauvret ! Il