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Thomas Gordiéef, quand on l’exhorte à lire, manifeste le même scepticisme sur le pouvoir enseignant de l’écrivain : — « Apprendre dans les livres comment il faut vivre ! Voilà un non-sens ! Mais c’est un homme qui a écrit ton livre, ce n’est pas un dieu ; quelles règles, quels exemples l’homme peut-il se donner à lui-même ? » Aussi Gorky ne prêche-t-il pas une doctrine, lui qui les raille toutes : comme son Thomas, il cherche, à tâtons, le sens de la vie. Ses bordées métaphysiques font souvent penser à la curieuse hallucination qu’il décrit dans Une erreur.


Cyrille Ivanovitch sentait en lui la tentation de répéter chaque mot plusieurs fois, et une crainte vague de le faire. Les mots lui apparaissaient comme des taches diversement colorées, pareilles à de légers nuages, épars dans l’espace illimité. Il vole à leur poursuite, les saisit, les choque l’un contre l’autre : alors se forme une zone d’arc-en-ciel, qui est la pensée. On l’aspire dans la poitrine avec l’air, puis on l’expire, elle résonne, et cela fait le discours.


Notre philosophe n’est conséquent et intransigeant que sur ces points : l’horreur de tout frein, les appels à la liberté des passions, l’admiration de la force. Dans tous les fragmens que j’ai cités, vous voyez venir le « sur-homme, » ou revenir le romantique, ce qui est tout un.

Au fond, l’œuvre de Gorky n’est qu’une longue et fougueuse protestation contre les conditions de l’existence dans son pays. Il s’efforce de secouer ce pays en lui faisant honte du marasme, des plaies sociales, des vilenies qu’il dénonce. Il peint pour que sa peinture fasse horreur. C’est un Gogol moins joyeux, moins équilibré, un Gogol enragé. Je n’apprendrai rien à personne en disant qu’il est révolutionnaire ; j’ajouterais nihiliste, si je ne répugnais à qualifier un écrivain russe de cette épithète équivoque. On l’a sottement détournée de son sens philosophique pour l’appliquer aux crimes de quelques conspirateurs politiques. C’est pourtant le mot juste. Aucun principe ne trouve grâce devant le nihilisme radical de Gorky, les bons doctrinaires libéraux en savent quelque chose. Ils avaient d’abord applaudi aux charges virulentes de cet enfant perdu ; et le voilà qui brise leurs idoles, pêle-mêle- avec les anciens dieux. À ’ses yeux, tous les théoriciens se valent, l’orviétan des nouveaux empiriques ne lui inspire pas plus de confiance que la vieille médecine légale. Il refuse de se laisser enchaîner « dans les menottes de la libre pensée et les fers des différens ismes. » De la presse, de services