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terre et qu’aucune proie ne satisfait. — « Tu ne ressembles pas à une femme ! » lui dit Sériojka. Ce n’en est pas moins la seule à qui le conteur ait su donner toutes les coquetteries, toutes les séductions de la femme. On comprend qu’elle ensorcelle, la sirène des pêcheries de Crimée : l’âme de la mer joue dans ses yeux verts, dans son rire qui défie les hommes. Un fluide magnétique émane de son être, se communique aux paysages marins nulle part Gorky ne les a prodigués avec autant de magnificence ; nulle part il n’a fouillé plus avant dans la souffrance de ces cœurs farouches. Je crois bien que Malva est son chef-d’œuvre.

Presque toujours, les pâles créatures qui passent à l’arrière-plan des Récits sont des filles de la dernière catégorie. Leur rôle se borne à chanter indéfiniment ces mélopées où les paroles enfantines traînent sur un long sanglot, comme un cri de bête blessée, et qui exaspèrent jusqu’aux larmes l’humeur chagrine des buveurs. Rien ne dépayserait plus un lecteur français que la description de ces orgies taciturnes, lugubres, — et parfaitement décentes, au moins sous la plume du narrateur.

Nous retrouvons ici la différence essentielle que j’ai souvent signalée entre les réalistes russes et la plupart des nôtres. Leurs tableaux peuvent être bas, répugnans, ignobles à tous autres égards ; ils n’apportent jamais une suggestion sensuelle. Dans la situation la plus scabreuse, selon nos idées, ces philosophes imperturbables ne voient que les victimes d’une affliction particulière ; le phénomène psychologique retient exclusivement leur attention : pour le reste, leurs descriptions de mauvais lieux sont aussi réservées qu’une tragédie de Racine. On peut à peine indiquer le sujet de Vaska Krasny : ce Vaska, un garçon de taverne bizarre et cruel, a la charge de fouetter les filles incorrigibles dans toutes les maisons publiques d’une grande ville. Sur ce thème, où nos spécialistes rivaliseraient d’évocations obscènes, Gorky a écrit une étude amère, impassible comme un rapport de police. En pareille matière, les commentaires éclaircissent mal la différence d’intentions qu’une heure de lecture et de comparaison rendrait sensible à tout homme de bonne foi : cette même chair qui s’exhibe chez nous vivante et tentatrice, à la seule fin d’émoustiller le lecteur, on la lui montre là-bas refroidie dans un amphithéâtre d’anatomie, pour qu’il y étudie sur des cadavres moraux comment souffrent et meurent des âmes.

Dirai-je maintenant l’impression qui se dégage de l’ensemble