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glèbe, la bonne terre arable, le village natal, le foyer, voilà les ennemis, les geôliers dont il n’est jamais parlé qu’avec mépris ; on leur oppose ces libératrices, la steppe, la rivière, la mer. Toujours chassés par l’atavisme nomade hors du lieu où ils se posent un instant, les « va-nu-pieds » de Gorky sont les continuateurs inconsciens de ces cosaques, évadés de la vie régulière, dont l’émigration sporadique fut jusqu’à nos jours un des phénomènes caractéristiques de l’histoire russe : frange d’écume que l’océan slave rejette sans cesse sur ses bords, et qui lui gagne des terres nouvelles tout en le fuyant.

Un aiguillon douloureux stimule tous ces errans ; comme l’Anglais a son spleen, le Russe a sa toska, variété nationale du plus vieux mal humain, l’ennui et la désespérance de vivre. Elle peut être froide et morne comme sa mère la neige, ou jaillir soudain, bouillonnante et furieuse, comme l’eau de cette neige fondue. Elle pousse l’instinctif à toutes les dépenses vitales où l’on trouve l’oubli dans le risque, à toutes les folies, — et plus habituellement au cabaret. Dans une nouvelle de Tourguénef, Le Désespéré, un oncle questionne son ivrogne de neveu : « Mais d’où te vient, cette toska ? — Comment ? Vous le demandez ? On rentre en soi, on se sent, on se repense, on se met à ratiociner sur la pauvreté, sur l’injustice, sur la Russie… Paf ! Fini ! Tout de suite la toska, comme une balle dans le front. Et l’on recommence à boire, malgré soi. — Que vient faire ici la Russie". Tout cela, c’est l’effet de ta fainéantise. — Mais puisque je ne sais rien faire, mon bon oncle ! Enseignez-moi ce que je dois faire, à quoi et pour quoi je pourrais bien risquer ma vie : je suis prêt, tout de suite… »

La toska, c’est le dernier mot de la psychologie de Gorki, celui qui revient à tout bout de champ dans ses livres. Il l’a mis en tête d’un récit qui porte ce sous-titre : Une page de la vie d’un meunier. Ce meunier est pris dans son moulin d’un accès de la maladie commune : il part pour la ville, flâne au hasard dans les rues, poursuivi par l’ennemi invisible qu’il s’efforce de dépister ; il ramasse des demoiselles et des parasites qui lui font horreur, s’enferme en leur compagnie dans une taverne ; on chante des chansons tristes, tristes… il pleure, confesse son incurable chagrin aux inconnus qui bâfrent avec ses roubles, il s’enivre à mort, pendant trois jours, et revient au moulin, plus malheureux qu’avant… C’est tout. Ce n’est pas neuf. L’oncle du