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peu de pain. Eux aussi, ils sont un élément ; et c’est pourquoi la mer n’a pas colère, pourquoi elle regarde avec indulgence ce travail dont ils ne tireront aucun profit, les petits vers grisâtres qui ont miné la montagne… Souriante du sourire tranquille d’un titan qui connaît sa force, la mer ranimait de son haleine vivifiante cet autre titan, encore aveugle d’esprit, enchaîné sur la terre qu’il fouille misérablement, au lieu de s’élancer vers le ciel…


Alors même qu’il n’est pas soulevé par ces souffles lyriques, le style de Gorky atteste partout le premier don de l’écrivain, le jaillissement perpétuel de l’image. Elle est toujours neuve et singulière, empruntée aux habitudes, aux métiers de ses personnages. L’autodidacte recueille ici le bénéfice de son éducation Technique, de la leçon de choses reçue directement, en dehors des écoles et de la tradition classique. Il doit à cette dure éducation une autre supériorité littéraire : la poignante vérité des sensations cruelles qu’il décrit par expérience, la fatigue, le froid, la faim… La faim, surtout ; dans Un jour d’automne, dans La steppe, les tortures de l’homme qui tombe d’inanition sont analysées avec une précision médicale. Impossible d’oublier la nuitée des trois chemineaux, égarés dans la solitude de la steppe, et leur rencontre avec le pauvre hère à qui ils arrachent son bissac : la tension de toutes les forces vitales vers la conquête d’un morceau de pain, fallût-il l’acheter par un crime, donne une grandeur tragique à cette vulgaire aventure.

Jusque dans les outrances de son réalisme, Gorky demeure un romantique impénitent. Par la forme, d’abord, par la qualité de ses rêveries devant la nature : les morceaux que j’ai cités plus haut le font assez voir ; mais surtout par sa prédilection pour un certain type de héros. Tchelkach ou Konovalof, le Sériojka de Malva et Malva elle-même, ce type revient dans la plupart des récits, toujours pareil à quelques nuances près, toujours flatté par l’auteur, qui lui prodigue d’autant plus de sympathie que le personnage en mérite moins, au jugement de la morale bourgeoise. C’est le gaillard aux muscles puissans, au cœur intrépide, fainéant et vicieux, mais capable d’un effort soudain ; largement approvisionné d’une énergie qu’il noie dans l’alcool, faute de savoir qu’en faire : philosophe et fataliste, rebelle à tout assujettissement, insurgé contre toute loi. Vous reconnaissez le Sublime, tel que l’a décrit et baptisé chez nous M. Denis Poulot. Qu’il soit de plus un vagabond fieffé, vagabond avec délices, c’est sa vertu essentielle aux yeux, du conteur russe. La