Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 4.djvu/678

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sa respiration moite apportait une odeur saumâtre ; caressante, elle berçait le canot de Tchelkach, et le ressac bruissait contre les carènes des bateaux contre le rivage… Le canot s’échappa du fouillis des barques, et la mer, — illimitée, puissante, luisante, — se déroula devant eux, fuyant dans le lointain bleu où des montagnes de nuées se levaient de ses eaux vers le ciel : nuées violacées, ourlées sur les bords de lisérés cotonneux, tirant sur le jaune ; nuées verdâtres, couleur de l’eau de mer ; nuées plombées et chagrines, de celles qui jettent des ombres lourdes, ennuyées, — qui accablent l’esprit et le cœur. Elles rampaient lentement l’une après l’autre, se pourchassaient, se mêlaient, confondaient leurs nuances et leurs formes, s’engloutissaient en elles-mêmes, se reformaient avec de nouvelles figures, majestueuses et moroses… Il y avait quelque chose de fatal dans le lent mouvement de ces masses inanimées. Il semblait que là-bas, aux confins de la mer, leur multitude innombrable ramperait toujours dans le ciel, et qu’elles se donnaient stupidement un méchant but : empêcher à jamais ce ciel de briller de nouveau sur la mer endormie, offusquer les rais d’or de ses millions d’yeux, les étoiles multicolores, vivantes, radieusement pensives, qui éveillent chez les hommes de hauts désirs, qui font chérir leur sainte et pure lumière… La barque se balançait doucement aux jeux de la vague, les ais gémissaient avec un bruit plaintif, une pluie molle tombait sur le pont, les flots clapotaient contre le bordage. Tout cela était triste : murmures pareil aux chansons que chante sur le berceau une mère, quand elle n’espère aucun bonheur pour son enfant qui dort là.


Gorky retrouve sur le littoral son ancien camarade Konovalof, embauché par les constructeurs d’une digue maritime. Il décrit le pénible labeur de cette fourmilière humaine, de « tous ces petits hommes grisâtres » qui débitent la montagne voisine pour en faire une barrière contre les vagues. L’heure du repos sonne : Konovalof partage avec lui son gîte, une des excavations forées dans le flanc de la montagne. De cet observatoire, ils regardent longuement la mer.


Elle s’étendait au-dessous de nous, aveuglant les yeux de son éclat, grande, forte et bonne ; son haleine puissante soufflait sur la grève, rafraîchissait ces hommes harassés qui peinaient pour la contrarier, pour restreindre la liberté de ses flots : de ses flots qui maintenant caressaient, débonnaires et harmonieux, le rivage défiguré. Il semblait qu’elle nous prît en pitié ; instruite par tant de siècles d’existence, elle comprend que ces pauvres maçons ne portent point la responsabilité des mauvais desseins formés contre elle ; depuis longtemps elle sait qu’ils sont seulement des esclaves, que leur rôle est de lutter face à face avec les élémens, et qu’ils préparent dans cette lutte la vengeance des élémens. Ils ne cessent pas de bâtir, ils peinent perpétuellement, leur sueur et leur sang font le ciment de toutes les constructions ; mais ils ne reçoivent rien pour cela ; ils dépensent toute leur vigueur dans cet éternel effort de bâtir ; effort qui édifie des merveilles sur la terre et ne procure pas à ces hommes un toit, — à peine un peu, trop