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Il a trouvé sa veine ; il déroule sous nos yeux, avec une abondance parfois monotone, le cinématographe où passent et repassent les claquepatins qui lui ont fourni plus de trente nouvelles. Son procédé de composition ne varie pas ; ne lui demandez point ce qu’on nommait jadis une intrigue, une action romanesque : jamais vous n’en trouverez trace ; pas même dans Thomas Gordiéef, qui a les proportions d’un long roman. Il saisit brusquement ses modèles dans le train de leur vie quotidienne ; il dessine leur silhouette, il les fait gesticuler, parler, philosopher ; leur psychologie, dévoilée par leurs discours, remplit un certain nombre de pages ; il les abandonne soudain, comme il les a pris. Esquisses fragmentaires, semble-t-il, amassées pour servir plus tard à quelque grande fresque : c’est le secret de son art que chacune d’elles compose un petit tableau achevé.

Cet art se manifeste d’abord dans le choix et dans l’excellent travail du cadre où il nous présente ses personnages. Plus ils sont vulgaires et bas, plus Gorky sent le besoin de les relever par une forte opposition avec les beautés et les puissances de la nature. Heureusement servi par son romantisme initial, le lyrique se retrouve alors sous le réaliste. Je ne crois pas qu’Aïvasovsky lui-même, le peintre attitré et justement célèbre de la Mer-Noire, ait mieux vu et mieux aimé les spectacles changeans de cette mer, à toutes les heures, sous toutes les lumières quelques citations sont ici nécessaires ; elles ne donneront qu’une idée approximative de l’original : je traduis, et notre veille langue aux contours si nets est désespérante, lorsqu’on veut lui faire rendre la richesse désordonnée, la liberté primesautière, les nuances et le flou de l’idiome en formation que chaque écrivain russe pétrit à sa guise.

Tchelkach est un écumeur de la côte, un maraudeur qui a débauché un jeune gars et l’entraîne dans une expédition nocturne ; ils vont quelque part voler quelque chose ; tout est pesant et sinistre dans la vie de ces hommes, les projets du vieux, l’épouvante du plus jeune, les pensées qu’on devine chez eux et les propos énigmatiques qu’ils échangent. La mer et le ciel doivent être à l’unisson de leurs âmes. Les deux compagnons poussent leur embarcation hors du havre.


La nuit était obscure ; au ciel roulaient de larges convois de nuages déchirés ; la mer, dans la darse, était calme, noire, épaisse comme de l’huile.