Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 4.djvu/673

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le démon littéraire commençait à parer en lui. Il écrivit ses premiers essais en 1892 et les fit accepter dans quelques gazettes de province. L’année suivante, Korolenko le rencontra à Nijni et s’intéressa vivement à ce débutant. — « Dites, répondra-t-il plus tard aux biographes qui le questionneront, — dites que le premier maître de Gorky a été le soldat-cuisinier Smoury ; le second, l’avocat Lanine ; le troisième, Alexandre Kalioujny, personnage « au ban de la société ; » le quatrième, Korolenko. »

Grâce à ce protecteur, les revues de Pétersbourg ouvrirent leurs colonnes au jeune inconnu. Inconnu il y a six ans ; déjà discuté par toute la critique lorsque parut en librairie le premier recueil des Récits, en 1898. La critique hésitait, faisait des réserves, se demandait si le nouveau venu n’était pas un de ces météores trompeurs qui traversent une nuit le ciel russe et s’éteignent, laissant tout penauds les astronomes trop prompts à signaler une étoile. Le public se donna plus franchement : comme il est de règle, son suffrage enthousiaste entraîna la critique, et ce fut bientôt un concert d’éloges où les plus exaltés étaient naturellement ceux qui avaient d’abord malmené l’écrivain. Il vint à Pétersbourg dans l’hiver de 1899 ; on organisa une soirée le lecture en son honneur, la jeunesse prit d’assaut la vaste salle, et lorsque Gorky parut sur l’estrade, les ovations tumultueuses allèrent jusqu’au délire. Depuis lors, quand des conférenciers,nu des lecteurs donnent en son absence des réunions semblables, elles s’achèvent dans la même apothéose, des télégrammes d’adhésion passionnée en transmettent l’écho à Nijni. Mon exemplaire des Récits porte cette mention : 20e mille, — chiffre de tirage fabuleux en Russie.

L’homme a cette séduction, si puissante sur les foules, de leur présenter dans sa personne une image sensible de son œuvre. La figure volontaire, énergique, la chevelure négligemment rejetée en arrière, la blouse paysanne qui flotte sur un torse musculeux, — Gorky ne porte jamais d’autre vêtement, — tout en lui incarne le type du jeune moujik intelligent, audacieux, tel qu’on l’a rencontré cent fois sur les routes où il va chercher fortune. Au printemps de l’an dernier, M. Riépine, le peintre à la mode, exposa un portrait de l’écrivain. Il y avait de secrètes affinités entre l’artiste et son modèle ; il n’eût fallu qu’un hasard pour que ce dernier posât devant le peintre quinze ans plus tôt, à l’époque où M. Riépine fondait sa réputation avec