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servait de refuge à une société très mêlée, rôdeurs, chemineaux, pouilleux qui n’avaient pas d’autre abri en ville, particuliers en délicatesse avec la police. Les garçons boulangers payaient une tournée de vodka, les vagabonds s’acquittaient en racontant les aventures de leur vie, histoires plus fantastiques et plus navrantes que celles des livres. Gorky recueillait là des matériaux qu’il devait utiliser par la suite dans un de ses récits les plus vantés : Les ci-devant hommes. Un jour, la narration fut interrompue par une rafle de police ; narrateurs et auditeurs allèrent de compagnie passer la nuit au poste.

Le jeune homme avait des fréquentations plus relevées, plus dangereuses peut-être pour son repos. Introduit dans quelques cercles d’étudians, il y entendait bruire les idées qui fermentent dans ces milieux pauvres, effervescens. Tourguénef et Dostoïevsky nous l’ont dépeint, l’effrayant malaise de cette jeunesse rongée de pensée, sevrée de toute gaîté, fiévreuse de privations physiques et de souffrances morales, bouillante et grondante comme le samovar autour duquel ils s’assemblent pour tromper leur faim avec des verres de thé, pour reconstruire un monde chimérique dans le nuage de vapeur et de fumée. Cerveaux vierges, vidés de tout le lest traditionnel, et où la science brusquement infusée agit à la façon d’un explosif. Gorky contracta leur mal dans l’asile des gueux on l’avait grisé d’eau-de-vie ; ici on l’enivrait d’abstractions. Nous imaginons sans peine les affres et les révoltes de sa vive intelligence, quand il redescendait du cénacle philosophique dans la cave du boulanger.

Il les a confessées plus tard, sous une forme où la raillerie déguise mal l’amertume du souvenir, dans le récit intitulé Un jour d’automne. Il y raconte une de ses journées de misère, à dix-huit ans. Ce soir-là, il errait sur le port du fleuve, affamé, en quête d’un morceau de pain. Une échoppe de revendeur se dresse à l’écart, close, mais abandonnée. S’il y avait là quelque chose à manger ? Voici qu’une rôdeuse sort de l’ombre, une fille des rues torturée comme lui par le besoin. Elle lui propose de forcer la boutique. Il arrache un volet, elle se glisse dans l’ouverture, rapporte une vieille croûte de pain ; et tous deux de la dévorer, sous une barque renversée, qui les abrite jusqu’au matin contre la pluie glaciale. Le jeune homme grelotte la fièvre, et la fille se serre contre lui pour le réchauffer. N’allez pas imaginer quelque dénoûment égrillard : rien de plus chaste que la description