Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 4.djvu/670

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autobiographique du récit se reconnaît à un accent de vérité sur lequel il est impossible de se méprendre. Konovalof, le garçon boulanger qui travaille la pâte avec lui, est un de ces types de moujik déraciné que Gorky peindra à la douzaine : grand philosophe et grand saoulard, aventureux, inquiet, toujours arraché à sa condition présente par l’appel irrésistible d’autres horizons, incapable de se plier à un joug et de persévérer dans une place, alors même qu’elle est bonne. — « Pourquoi suis-je né avec une échine sur laquelle aucun harnais ne va ? » s’écrie-t-il tristement. — Aux heures de relâche, lorsqu’ils ont enfourné les craquelins, et parfois bien avant dans la nuit, le mitron fait la lecture à son camarade. Il analyse l’éveil de la curiosité dans cette intelligence en friche ; on sent bien qu’il transpose et décrit ici sa propre initiation, quand le cuisinier Smoury lui ouvrait le monde imaginaire. Aux passages qui l’émeuvent le plus fortement, — en particulier dans l’histoire de Stenko Razine, le rassembleur d’insurgés en qui Konovalof et ses pareils révèrent un ancêtre épique, — l’illettré redemande vingt fois la même lecture, il fixe des yeux ardens sur le livre, se fait montrer la place où c’est imprimé ; il demande, — et ce trait est pris sur le vif : — « Est-il possible que ces lettres soient les mêmes que toutes les autres lettres ? » - Ainsi, au fond de cette cave où la boulangerie est enterrée, dans le silence de la nuit et aux premières clartés de l’aube, la Russie populaire naît à la pensée.


J’étais couché sur les sacs de farine et je contemplais, de haut en bas, cette puissante figure barbue, ce corps de géant étendu sur la natte qui couvrait le pétrin. Les odeurs du pain chaud, du ferment aigri et de la vapeur de charbon se mêlaient dans l’air… Le ciel s’éclairait des premières lueurs, un ciel gris qui regardait à travers les vitres des soupiraux, obscurcies par un enduit de poussière farineuse. On entendait le grincement des roues d’une télègue, le chalumeau d’un berger qui rassemblait son troupeau…


Aux jours de chômage, les deux compagnons emportaient leur livre dans les champs, sur les berges de la rivière. Mais là, étendus sur l’herbe, ils cessaient bientôt de lire. — « Maxime, laisse-moi regarder le ciel ! — Maxime, viens, partons, allons au Kouban ! » disait Konovalof. Ressaisis par la nature, ils se perdaient en de vagues rêveries. Ces promenades les conduisaient souvent à une grande maison d’aspect sinistre, abandonnée en rase campagne, à demi ruinée, envahie par les eaux. Elle