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laissant leur enfant en bas âge. Abandonné de tous ses proches, l’orphelin fut retiré de l’école, où il n’avait passé que cinq mois et mis en apprentissage chez un cordonnier. Il n’y tint guère. Bientôt l’instinct du vagabondage et le mauvais vent de la misère emportent la petite graine au fil de la Volga.

À partir de ce jour, on peut dire que l’imagination de Gorky s’empare de ces eaux vraiment maternelles et qu’elle y puise la riche substance de ses rêves. Il a trouvé sa patrie d’élection, la seule avec laquelle il ne rompra jamais ses attaches d’âme. Il l’a trouvée entre les rives où coule l`immense nappe d’eau échappée des immenses forêts, l’eau russe par excellence, majestueuse et sauvage, libre et triste, hospitalière à tous ceux qui n’ont pas de foyer, rebelle au pouvoir de l’homme qui asservit les fleuves ; refuge des bannis, domaine mobile des grands révoltés, des Stenko Razine et des Pougatchef ; route par où l’on se dérobe au joug des lois, chemin complice des milliers de corps errans et de cœurs inquiets qui fuient avec ses flots vers la liberté, vers l’Asie aventureuse. La plupart des récits que je viens de lire flottent sur la Volga, baignent dans ses brumes, s’emplissent de ses murmures ; les personnages vivent sur ses bords ou naviguent sur ses vapeurs, ses barges, ses radeaux. Jamais une indication précise de lieu : à quoi bon ? Gorky peint des vagabonds qui n’ont ni feu ni lieu. Il les croque au passage sur un point de l’espace qu’il ne prend pas la peine de nommer ; une esquisse de paysage, une coutume, un accent local suffisent pour situer la scène entre Astrakan et Nijni. Il ne quitte le fleuve que pour aller à la mer, son autre amour ; il ne se lasse pas de la décrire, il nous la montre fascinatrice, conseillère d’audace et d’indépendance pour tous ces êtres de proie ou de peine dont il nous conte l’histoire, sur les grèves où il s’attarde avec eux. La Volga et la mer, ces deux éducatrices, lui ont donné de bonne heure un vif sentiment de la nature ; elles ont fait jaillir en lui la source de poésie où il vient se retremper, au sortir de la fange humaine dans laquelle se complaît son cruel réalisme.

Engagé comme marmiton sur un des vapeurs fluviaux, le gamin tomba sous la coupe d’un instituteur imprévu, le cuisinier du bord. Ce Michel Smoury, ancien sous-officier, colosse d’une force prodigieuse et mauvais coucheur, avait la passion de la lecture. Il possédait une vieille malle remplie de livres bibliothèque éclectique où Gogol et Nékrassof fraternisaient avec les