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générations précédentes, on peut douter qu’il reflète les nouvelles avec la même fidélité. Rappelez-vous Victor Hugo : on l’encensait avec respect, dans son vieil âge, on lui maintenait au sommet la place d’honneur ; il continuait de représenter la France littéraire devant le monde il ne représentait plus les esprits qui cherchaient ailleurs d’autres voies, un autre idéal. L’usure imprescriptible du temps n’épargne aucune souveraineté ; et les souverains de la pensée, sujette changeante, justifient plus que tous les autres le propos du fabuliste : leur établissement vient tard et dure peu. Une juste admiration leur conserve l’honorariat du rang suprême, le pouvoir d’exprimer les temps nouveaux leur échappe.

Parmi ceux qui briguaient le grand héritage, on a vu briller un instant ces jeunes talens, Potapenko, Korolenko : comme ces noms l’indiquent, il semblait que la Petite-Russie voulût imposer à sa sœur aînée les nouvelles dynasties littéraires. Présentement, M. Tchekhof désole, mieux que tout autre, un public qui veut être désolé par d’âpres et mornes représentations de la vie. C’est surtout au théâtre qu’il les fait applaudir : je n’ai pas eu le plaisir de voir ses pièces, il m’est donc interdit d’en parler.

Un rival vient de surgir, qui lui dispute la vogue. Soudaine comme la pousse des feuilles dans le rapide printemps russe, la réputation de Maxime Gorky s’est fortement établie, moins de trois ans après l’apparition de son premier volume. Il a des adeptes enthousiastes en Russie, on commence à traduire ses nouvelles au dehors. Des critiques rebelles à l’engouement général, comme M. Menchikof, ont prétendu qu’il devait ses succès à la singularité de son cas. Gorky est le pur autodidacte, l’homme qui n’a rien reçu des écoles et s’est donné péniblement sa propre culture, dans les intervalles du travail manuel. Il a émergé subitement des bas-fonds populaires qu’il décrit. Ces talens affranchis de la formation classique ont parfois une rude saveur, ils s’imposent avec la force élémentaire du peuple qui les envoie : un Veuillot, un Proudhon, nous en ont montré de mémorables exemples. Le phénomène est plus fréquent en Russie que chez nous ; dans l’aventure littéraire de Gorky, il se manifeste avec un caractère d’étrangeté, presque de gageure, bien fait pour piquer la curiosité publique.

Je viens de lire les quatre volumes où l’on a réuni l’œuvre de ce travailleur précoce et fécond : petits récits, nouvelles de