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véritable esprit, comme l’a très bien vu M. Aulard, n’est pas autre chose qu’affirmation des droits du peuple ; que, du reste, l’égalité et la souveraineté populaire ont en elles-mêmes des forces que les droits de l’homme n’ont pas ; et qu’enfin, si les droits du peuple et les droits de l’homme sont en opposition, il n’en est pas de même de l’Egalité et de la Souveraineté nationale, qui ne se contrarient nullement et qui peuvent agir de concert.

Où nous allons, c’est donc, très conformément à l’esprit révolutionnaire, vers l’égalité absolue, le nivellement le plus parfait possible, le gouvernement direct du peuple par le peuple (puisque le régime parlementaire est une forme d’aristocratie), la souveraineté populaire dans le domaine législatif, dans le domaine intellectuel et dans le domaine moral, la diminution progressive et la suppression pour finir de toute liberté, de toute sûreté individuelle, de toute propriété, de toute garantie constitutionnelle, de toute résistance à l’oppression.

— Il n’est guère probable qu’on en arrive jamais là ; car, quoi que vous en disiez, les droits de l’homme ont en eux des forces, peu grandes à la vérité relativement à l’énorme puissance de la souveraineté populaire et de la passion de l’égalité, suffisantes cependant pour faire quelque obstacle et mettre comme une sorte de frein.

— Évidemment ; et ce que je viens d’indiquer comme le terme de la Révolution n’en est que le terme théorique, n’en est que « l’idéal rationnel, » pour reprendre la formule de M. Aulard. Il faut même ajouter, ce que je n’ai jamais oublié de faire, que, s’il y a un mouvement de socialisation à travers tout le XIXe siècle, il y a aussi un mouvement parallèle d’individualisme, qui n’est pas faible. Seulement il faut remarquer que le mouvement individualiste n’est pas, lui-même, sans favoriser le mouvement de socialisation. Qui a des tendances individualistes ? L’homme cultivé, qui tient infiniment à sa liberté de conscience, à sa liberté de pensée, à sa liberté d’écrire, à sa liberté d’enseigner et de communiquer sa pensée. Mais cet homme-là, soldat de la liberté, il est vrai, est en même temps, pour cause de son individualisme, un isolé, un solitaire, un homme qui n’est pas engrené à un corps, à une collectivité, à une association et qui même, le plus souvent, n’est d’aucun parti. Cet homme-là, ceux qui lui ressemblent fussent-ils deux millions, ne compte guère, et les deux millions non plus. — C’est un frein très faible. Encore est-il que