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contre qui, — puisqu’un droit ne peut pas ne pas être à la charge comme au profit de quelqu’un ? — contre l’État évidemment : « l’État doit… » Ils sont en puissance dans ces dix lignes, ils se développeront au fur et à mesure que se développera l’industrie elle-même et que s’accomplira par elle la transformation matérielle du monde, cette transformation qui ne se fera pas sans des perturbations profondes, et dont Montesquieu pressent et redoute certaines conséquences : « Ces machines, dit-il, — et qu’étaient les machines de 1748 ? — ces machines, dont l’objet est d’abréger l’art, ne sont pas toujours utiles. Si un ouvrage est à un prix médiocre, et qui convienne également à celui qui l’achète et à l’ouvrier qui l’a fait, les machines qui en simplifieraient la manufacture, c’est-à-dire qui diminueraient le nombre des ouvriers, seraient pernicieuses[1]. »

Tous ces droits en puissance se développeront, quand, dans la société, les préjugés céderont, les cloisons se fendront ou s’abaisseront, les rangs se rapprocheront, les classes s’ouvriront et se compénétreront : phénomène que Montesquieu fait mieux que de pressentir, qu’il constate déjà, et dont les bons effets ne lui échappent pas[2].

Enfin, ils s’élèveront de la puissance à l’acte, ces droits posés par Montesquieu, ou du moins ils tendront à s’y élever, lorsque, d’un côté, s’affirmera le désir, le besoin d’égalité, et que, de l’autre, l’inégalité réelle s’accusera ou sera plus vivement, plus douloureusement ressentie ; lorsque la grande industrie concentrera de grandes foules dans les grandes villes, et y juxtaposera de grandes fortunes et de grands dénuemens, faisant ainsi ressortir de grandes différences qui, pour ceux qui en souffrent, ressembleront aisément à de grandes injustices. En haut, c’est « le luxe, » qui est « en raison composée des richesses de l’État, de l’inégalité des fortunes des particuliers, et du nombre d’hommes qu’on assemble dans certains lieux. » Mais le luxe est surtout en proportion avec l’inégalité des fortunes : « Si dans un État les richesses sont également partagées, il n’y aura point de

  1. Esprit des Lois, liv. XXIII, ch. XVII. Du nombre des habitans par rapport aux arts.
  2. « Des gens, frappés de ce qui se pratique dans quelques États, pensent qu’il faudrait qu’en France il y eût des lois qui engageassent les nobles à faire le commerce. La pratique de ce pays est très sage : les négocians n’y sont pas nobles ; mais ils peuvent le devenir. Ils ont l’espérance d’obtenir la noblesse, sans en avoir l’inconvénient actuel. Ils n’ont pas de moyen plus sûr de sortir de leur profession que de la bien faire, ou de la faire avec honneur… » Ibid., liv. XX, ch. XXIII.