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vinssent imposer la conclusion. Montesquieu publiait l’Esprit des Lois. Or, on y lit, entre tant de considérations qui touchent de plus ou moins près à notre sujet, des aphorismes comme ceux-ci, que l’on ne saurait négliger de relever, car la trace ne va plus s’en perdre, mais se creuser, au contraire, jusqu’à faire sillon : « Un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas. Dans les pays de commerce, où beaucoup de gens n’ont que leur art, l’État est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, des malades et des orphelins. Un État bien policé tire cette subsistance du fond des arts mêmes ; il donne aux uns les travaux dont ils sont capables ; il enseigne les autres à travailler, ce qui fait déjà un travail… Quelques aumônes que l’on fait à un homme nu dans les rues ne remplissent point les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé. »

Montesquieu a beau s’apercevoir, ce chapitre d’une page à peine écrit, que c’est là s’engager très loin, et, s’en apercevant, il a beau se couvrir de toutes sortes de « si » et de « mais, » faire apparaître, derrière une médiocrité trop facile, les spectres de la paresse et de la misère universelles[1] ; il a beau se reprendre, s’expliquer, se restreindre[2] ; il ne peut plus faire que ces quelques phrases ne contiennent pas en puissance : et le droit de travailler, auquel s’ajoute, duquel découle le droit de choisir librement son travail[3] ; et le droit à l’assistance dans l’invalidité et dans la vieillesse : et ce que, cent ans plus tard, on devait appeler le droit au travail, qui n’est pas seulement le droit de travailler, mais le droit d’exiger du travail ; et ce que, plus tard aussi, l’on devait appeler le droit à la subsistance, qui n’est pas seulement le droit de vivre, mais le droit d’exiger « un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé ; » tous ces droits,

  1. « A Rome, les hôpitaux font que tout le monde est à son aise, excepté ceux qui travaillent, excepté ceux qui ont de l’industrie, excepté ceux qui cultivent les arts, excepté ceux qui ont des terres, excepté ceux qui font le commerce. »
  2. « J’ai dit que les nations riches avaient besoin d’hôpitaux, parce que la fortune y était sujette à mille accidens ; mais on sent que des secours passagers vaudraient bien mieux que des établissemens perpétuels. Le mal est momentané : il faut donc des secours de même nature, et qui soient applicables à l’accident particulier. » Esprit des Lois, liv. XXIII, ch. XXIX. Des Hôpitaux.
  3. Ibid., liv. XX, ch. XVII : « Les lois qui ordonnent que chacun reste dans sa profession, et la fasse passer à ses entons, ne sont et ne peuvent être utiles que dans les États despotiques, où personne ne peut ni ne doit avoir d’émulation. »