Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 4.djvu/470

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous entendons au milieu de mille spectateurs et la même pièce lue au coin de notre feu. Cette suggestion à distance s’opère inconsciemment d’un lecteur à un autre lecteur ; l’écrivain la subit, lui aussi, et de façon plus consciente. Ainsi se forme un être collectif, le public, dont la pensée s’appelle : l’opinion. À mesure que la pensée a pu voyager plus aisément par l’espace, l’opinion a fait un progrès. Elle a bénéficié de la sécurité des routes, de la facilité des échanges commerciaux, de la multiplicité des conversations et des correspondances. Elle est devenue toute-puissante depuis que, sous la Révolution, les journaux ont pullulé. Public, opinion, presse, autant de termes quasiment inséparables. La foule est le groupement social primitif : le public, groupe abstrait, foule spiritualisée, n’a pu naître qu’après de longs siècles de vie en commun. Et sa psychologie nous importe sans doute tout particulièrement, puisque l’action de la foule n’intervient que de façon intermittente dans les affaires, tandis qu’au contraire l’opinion du public influe constamment sur la vie des peuples modernes.

Or, cette psychologie est sensiblement la même que celle de la foule ; et, à certaines nuances près, avec des différences de degré, ce qui est vrai de la foule, l’est aussi bien du public. Il est un peu plus intelligent, un peu moins crédule, moins capable aussi de désintéressement et d’élan vertueux. Mais, d’ailleurs, un public peut être présomptueux, infatué de soi-même, intolérant. Et son intolérance est beaucoup plus redoutable que celle d’une foule, parce qu’elle se soutient et s’amasse pendant des années. Il a ses engouemens et ses reviremens, ses partis pris, ses injustices, et ce qui lui manque par-dessus tout, c’est le sentiment de la mesure. Il y a des publics fous, qui vivent sous l’empire d’une obsession, qui sont sujets à des hallucinations collectives. Il y a des publics criminels, ceux par exemple qui, par leur pression, amènent un gouvernement à prendre des mesures injustes, oppressives, tyranniques, ou ceux encore qui, par leurs excitations, déchaînent une foule criminelle. Car d’un public sort une foule qui lui ressemble. « Chacun de ces grands et odieux publicistes, Marat, Desmoulins, le Père Duchesne, avait son public, et l’on peut considérer les foules incendiaires, pillardes, meurtrières, cannibales qui ont ravagé la France d’alors du Nord au Midi et de l’Est à l’Ouest comme des excroissances, des éruptions malignes de ces publics auxquels leurs malfaisans échansons versaient tous les jours l’alcool vénéneux des mots vides et violens. » Le crime de la foule a commencé par être celui du public, et celui du public est surtout le crime du publiciste.