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mais, bientôt disloqués et réduits en débris, ils ne laissèrent plus qu’un amoncellement de ruines, dont la base cependant, immergée à de grandes profondeurs, pouvait résister encore assez bien à l’agitation des flots et constituait un empâtement à peu près fixe. On avait ainsi la preuve que la solution pratique était avant tout, l’échouage d’une masse énorme de rochers et de moellons, et, pour se les procurer, on dut entamer les flancs de la falaise voisine. Pendant près de trois quarts de siècle, on transporta pour ainsi dire la montagne dans la mer ; on construisit sans discontinuité le socle d’une longue île artificielle dont les talus étaient réglés par l’action même des flots ; et plusieurs générations d’ingénieurs attachés à cette grande œuvre y ont courageusement déployé une constance, une fermeté et un dévouement auxquels on ne saurait accorder trop de louanges[1].

Les difficultés devaient nécessairement s’accroître avec l’élévation de la digue ; car, si les vagues n’avaient pas d’action très sensible sur les parties profondes, elles prenaient terriblement leur revanche dès qu’on approchait du niveau de la mer, et causèrent plusieurs fois de déplorables malheurs. L’histoire de cette lutte acharnée tient à la fois du drame et du roman, et chaque accident était une leçon dont on tirait parti.

Au fur et à mesure qu’on s’élevait, des coups de mer d’une extrême violence renversaient les épaulemens et culbutaient les travailleurs ; des casernes et des batteries à demi construites furent plusieurs fois rasées par les vagues, des compagnies entières d’ouvriers et de soldats furent noyées. A plusieurs reprises, des brèches, de profonds sillons, de véritables cavernes menacèrent de disloquer et presque d’anéantir des constructions que l’on croyait avoir acquis une stabilité définitive ; et on a conservé le souvenir de la fatale nuit du 12 février 1808, au cours de laquelle presque tout le personnel des travaux et toutes les troupes casernées dans les forts furent emportés et perdus. Ce fut la plus effroyable tempête du siècle : seuls quelques prisonniers aux fers ne purent s’enfuir, et furent préservés d’une mort tragique et retrouvés le lendemain enchaînés, à demi noyés, mais encore vivans.

Mais chaque désastre apportait son enseignement et était même l’occasion de sacrifices et de dévouemens qui relevaient tous les

  1. Cf. Cachin, Mémoire de la digue de Cherbourg, 1820.