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toujours fuyant devant nous, ce n’est pas nous la donner dans le présent, où nous vivons, où nous luttons, où nous souffrons, où nous mourons !

Malgré ce qu’il nous a offert d’incomplet, le socialisme n’en conservera pas moins, aux yeux du moraliste, le mérite d’avoir travaillé pour sa part à répandre l’idée de la solidarité humaine. Cette notion, nous avons vu qu’elle est philosophiquement insuffisante et ambiguë ; mais, bien interprétée, elle n’en est pas moins utile socialement, et son influence va grandissant avec la civilisation moderne. C’est, à nos yeux, une « idée-force » d’importance majeure, qui, par cela même qu’elle se conçoit, tend à se réaliser de plus en plus. La conviction de la vraie solidarité est déjà un lien de solidarité, lien spirituel, dont les effets sont matériels, parce qu’ils aboutissent à un rapprochement des membres d’une même société par la sympathie, par l’imitation, par la coopération, par l’unité détins et l’unité de moyens. Notre conscience du vinculum intellectuale n’est pas un simple reflet de ce lien, mais un resserrement et un agrandissement du lien lui-même. En d’autres termes, la solidarité naturelle, en se concevant, tend à se désirer et à se vouloir elle-même, par conséquent à devenir solidarité morale. N’a-t-on pas récemment, insisté, de divers côtés, tantôt sur la « conscience d’espèce, » qui, effectivement, fortifie et unifie l’espèce ; tantôt sur la « conscience nationale, » qui fond en un tout harmonique des éléments parfois disparates et discordans ; tantôt sur la « conscience de classe, » qui, aux yeux des socialistes, est le grand moyen d’assurer la cohérence, l’union et, finalement, le triomphe de la classe prolétaire ? Le manifeste de Marx commence par la phrase bien comme : « Prolétaires, unissez-vous ! » Il ne s’agit pas seulement d’une simple union d’intérêts économiques, mais aussi d’une union de consciences, d’une solidarité existant pour soi comme elle existe en soi. Ainsi, tout en niant le pouvoir des idées et de la conscience, Marx travaille au triomphe d’une idée et au développement d’une conscience de classe, qui, à ses yeux, est le grand moyen de libération et de victoire dans la lutte même des classes, pourvu qu’à la fin la classe victorieuse, se confondant avec l’humanité entière, n’ait plus d’autre conscience que celle de l’espèce humaine.

Il importe donc, pour le moraliste comme pour le sociologue, d’insister sur la solidarité bien comprise, d’en montrer tous les principes, toutes les applications, tous les effets passés, présens