Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 4.djvu/408

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’individualité est de vivre en soi, ce qui constitue la personne est précisément de vivre hors de soi, dans les autres et dans le tout. La personne est l’être qui pense, et l’être qui pense sort de soi pour se confondre par la pensée avec la vie universelle. La personne est l’être qui aime, et l’être qui aime vit pour les autres. La personne est l’être qui veut, avec la conscience et la direction de son vouloir, et la vraie direction est universelle, par conséquent morale. L’éthique ne doit donc pas, coin me les socialistes eux-mêmes le prétendaient tout à l’heure, s’occuper uniquement des individus et de leurs fins individuelles ; elle doit s’occuper des personnes, qui ont précisément des tins impersonnelles. Le pur individualisme dit : Cherchez votre intérêt sans nuire à autrui, et vous réaliserez l’intérêt de tous. La doctrine universaliste dit : Cherchez le bien de tous, et vous trouverez par cela menu ; votre vrai bien personnel, parce que ce vrai bien est moral.

M. Bax lui-même, se souvenant des idées hégéliennes, est obligé d’admettre à la fin comme base supérieure de la morale socialiste « l’inaptitude de la forme individuelle à satisfaire le contenu de la personnalité, qui, de sa nature, embrasse le tout. » La morale et la religion sont, dit-il, « l’expression de cette insuffisance. » À la bonne heure ! Mais, ajoute M. Bax, où la sociologie et la métaphysique dogmatiques pèchent, c’est en cherchant à y remédier per saltum, par un saut qui devient mortel, puisqu’il ôte l’homme au monde réel pour lui faire chercher satisfaction dans une sphère idéale. — M. Bax ne s’aperçoit pas que lui-même, avec tous les socialistes, cherche aussi sa satisfaction dans un monde tout idéal, puisque l’identification de la « forme individuelle » avec ce contenu social, qui est le vrai contenu de la personnalité, n’est possible que dans un avenir tout idéal, où « les conditions matérielles du bien-être individuel » seraient, par hypothèse, identifiées avec celles du bien-être social. Si je saute dans l’avenir aux dépens de mon intérêt présent et peut-être de ma vie même, c’est là aussi un saltus mortalis ! Et c’est le fond de tout acte d’abnégation.

On aura beau restreindre le plus possible la sphère du sacrifice, elle subsistera toujours, sans qu’aucun arrangement social la puisse ; supprimer. « L’homme nouveau, prétend M. Belfort Bax, reconnaîtra la voix du devoir, soit pour s’abstenir, soit pour agir, uniquement dans les choses qui concerneront la société, toute action sans portée sociale directe lui étant moralement