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La notion sur laquelle M. Bourgeois insiste aujourd’hui avec tant d’éloquence, celle d’une dette apportée en naissant par chaque individu envers la société, n’est, à nos yeux, ni la seule origine ni la seule mesure de l’obligation morale. Si les hommes ne vous avaient rendu aucun service, ne leur devriez-vous absolument rien ? Est-il sûr, même, que tel Cafre qui vient de naître vous ait rendu ou vous rende jamais un service, et, si je dois respecter sa vie ou sa liberté, est-ce uniquement en vertu de services virtuels qui m’imposeraient, une dette réelle ? Nous naissons débiteurs envers la société, nous naissons même « chargés de dettes, » à tel point que nous ne pouvons jamais les acquitter toutes. Mais cette considération n’aboutira à des devoirs que si vous présupposez qu’il y a des devoirs quelconques, et, parmi ces devoirs, celui d’acquitter une dette. Car, s’il ne s’agit que d’un service utile qui m’a été rendu par d’autres individus, je puis me rendre à moi-même, dans certains cas, un service non moins utile en me dispensant in petto et in secreto d’acquitter ce que je dois. La conception purement économique et utilitaire de la société est donc impuissante à fonder une éthique : services et dettes n’ont de valeur morale que celle qu’ils empruntent à la valeur même de l’homme, indépendamment des services que l’homme peut rendre et des dettes qu’il peut avoir.

Un individu ou plusieurs individus, voilà tout le réel, prétendent les individualistes. — Mais qu’est-ce qu’un individu ? C’est ce qu’ils se gardent bien de nous expliquer. Un individu qui ne serait qu’individu serait-il objet de dette, d’obligation, de contrat, de quasi-contrat, etc. ? Avons-nous un quasi-contrat avec les atomes de Sirius, sans lesquels, pourtant, il est bien probable et même certain que nous n’existerions pas nous-mêmes sur cette terre ? Là où ne se trouve qu’individualité pure, la pensée et la volonté ont-elles à se prendre et à se lier ? Non. Les Français, les hommes en général envers qui nous avons des obligations ne sont pas de pures individualités, mais des individualités sociales, des membres d’une société organisée, et c’est pour cela que nous avons des obligations envers eux, nous qui faisons aussi partie du même groupe organique. Pas de société sans personnes composantes, pas de personnes sans société ; ne séparons jamais les deux termes : l’individualisme et le socialisme exclusif sont également faux.