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développement parallèle, mais non l’identité absolue du moral et du social.

— Pour reconnaître, répond-on, la base toute sociale de la moralité, interrogez la conscience d’un Fuégien ou d’un Tasmanien, et vous n’y trouverez aucune idée de bien ou de devoir[1]. — Mais ou peut emprunter la réponse à Darwin même : « J’étais, dit-il, continuellement frappé de surprise en voyant combien les trois natifs fuégiens qui avaient vécu quelques années en Angleterre et pouvaient parler un peu d’anglais, nous ressemblaient étroitement en dispositions et pour la plupart de nos facultés mentales. » des Fuégiens avaient certainement, malgré le poids d’une longue hérédité sauvage, le germe d’une idée de bien et de mal, d’une idée de justice, d’une idée de bienveillance. Au reste, il ne s’agit pas de savoir si l’idée du bien est universelle de fait au sein de l’humanité. Ce qui importe, c’est que, quand cette idée est conçue, ne le fût-elle que par un seul homme, elle est nécessairement conçue par cet individu comme universelle en elle-même et valable pour tous les hommes, bien plus, pour tous les êtres raisonnables. Telle est la nécessité « objective, » dont le moraliste se préoccupe avant tout : la nécessité subjective est pour lui secondaire. Il est subjectivement, impossible à l’homme de ne pas éprouver des sensations : en ce sens, les sensations sont générales ; mais c’est là une généralité bien différente de celle qui appartient à l’idée morale, laquelle est l’idée même d’un bien universel.

— La preuve que toute morale vient de la société, répondent les socialistes, c’est que, dans la période primitive, il n’y avait ni tempérance, ni chasteté, ni recherche de la vérité pour elle-même, ni vie autonome de la conscience. — Sans doute, à parler grosso modo. Mais savez-vous ce qui a pu se passer, même alors, chez certains individus supérieurs ? Il a bien fallu que quelqu’un commençât à avoir plus de tempérance, ou plus de pudeur, à vouloir connaître ; pour le plaisir de connaître, etc.

Il serait donc plus vrai, selon nous, d’admettre simultanément les deux thèses à la fois ; à savoir, que la moralité individuelle existait en germe dès le premier moment, qu’elle s’est déjà manifestée avec les premiers actes de réflexion, d’empire sur soi, de prévoyance et de calme, de courage, de maîtrise, — toutes

  1. Dr Pioger, Revue philosophique, juin 1894.