Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 4.djvu/389

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais il reste à expliquer cette opinion collective. Il reste aussi à expliquer pourquoi l’individu l’accepte et comment il la fait sienne. Avant, de reposer sur l’opinion commune, la sociabilité repose sur des intérêts communs et surtout sur des sympathies communes ; enfin, examinée plus profondément, elle repose sur une idée commune de vie universelle enveloppant la vie individuelle, sur une fusion des moi individuels en un moi collectif, qui lui-même fait partie d’une existence plus vaste et d’une conscience plus complète, en vertu de son lien avec l’univers.

— La pratique sociale et les mœurs sociales ont précédé, disent les socialistes, toute conscience réfléchie de « l’obligation morale. » — J’en conviens, mais il n’en résulte pas que cette obligation n’ait dans la conscience aucun fondement rationnel et intrinsèque. La question, de quelque manière qu’elle soit résolue, reste tout entière. — Les plus nobles impératifs de notre époque sont, ajoute-t-on, le résultat d’un développement social ; ils deviennent intelligibles quand on les considère comme conditions de vie pour la communauté humaine, et de vie progressivement socialisée. — Rien de plus vrai ; mais en quoi cette valeur sociale empêche-t-elle leur valeur rationnelle ? Les faits moraux ont assurément, leur histoire ; ils dépendent de conditions sociales définies, ils ne tombent pas du ciel ; mais leur histoire réelle n’empêche pas leur caractère idéal.

Oui, il y a un développement continu depuis les premiers animaux qui manifestent des instincts sociaux, castors, fourmis, abeilles, jusqu’aux plus hautes formes de la moralité sociale dans les nations civilisées ; oui, les sentimens « altruistes » s’accroissent en intensité et en qualité, à mesure qu’ils s’étendent à des groupes de plus en plus vastes ; mais, parce que la sociabilité est ainsi commune à tous les degrés du développement moral, il n’en résulte pas qu’elle soit la seule essence de la moralité ; il en résulte seulement qu’elle en est la commune manifestation dans l’expérience et la forme la plus constante. Si le développement de la moralité et celui de la société ont suivi des lignes parallèles tout le long de l’histoire, on n’en peut conclure que la première soit le simple reflet de la seconde. Il est clair que la société est une condition d’application pour le pouvoir d’affection et de désintéressement qui est inhérent à l’homme, peut-être à l’animal même : comment aimer nos semblables, si nous n’avons pas des semblables à aimer ? Ce fait entraîne le