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sous l’égoïsme prolétarien, on découvre « le noble égoïsme humain. » Quand le prolétariat va à la bataille, il y a en lui tout à la fois, comme les trois rayons tordus par Vulcain en un seul éclair : appétit, passion, sacrifice.

Nous craignons que l’enthousiasme n’entraîne trop loin le philosophe orateur. D’abord, est-il juste de diviser ainsi l’humanité en deux classes, dont l’une serait, par essence, l’immoralité incarnée, l’autre, la moralité incarnée ? Cette damnation du capitalisme en bloc et cette déification du prolétariat nous semble une sorte de « dogme » au même titre que ceux du dam et du salut éternels. Si l’intérêt du plus grand nombre est numériquement plus près de l’intérêt universel que celui du plus petit nombre, il n’est cependant pas l’intérêt universel. Prêcher aux prolétaires que leur égoïsme est saint parce qu’ils sont des prolétaires et qu’ils sont les plus nombreux, c’est flatter le nouveau Grand Roi en lui proposant pour devise : « L’humanité, c’est moi. » On allume ainsi chez lui, à l’égard des autres, cette « haine » qu’on prétend « créatrice, » et que, pour notre part, nous croyons destructrice de toute morale. La dialectique par laquelle, selon M. Jaurès, l’égoïsme du peuple se métamorphose en désintéressement humain fait appel à la foi aveugle, non à la raison, car elle se dispense de donner des raisons. Nous voyons, au contraire, beaucoup de raisons pour que la propriété collective du sol et de tous les instrumens de travail ne suffise pas à réaliser sur terre l’absolue moralité, l’absolu désintéressement, l’absolue félicité des travailleurs. Le socialisme, ici, ou se prétendant identique à la morale, imite les religions, auxquelles il reproche pourtant de vouloir absorber la morale. Il se fait lui-même religion ; et, par malheur, il admet des mystères et des miracles plus incompréhensibles encore que les autres, puisque son Dieu, au lieu de surpasser la nature, n’est que l’humanité au sein de la nature.

Bien loin que le collectivisme soit le fondement de la morale, on peut se demander s’il y a un seul principe moral qui puisse être vraiment propre à ce système. Est-ce la liberté ? Il la sacrifierait plutôt au besoin. Est-ce la fraternité ? Ce principe lui convient mieux, sans doute ; mais, sous un régime non collectiviste, où la propriété individuelle et la propriété sociale se développent librement et subsistent en corrélation harmonique, on poursuit tout aussi bien la fraternité. On la poursuit même