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croissante, l’ignorance allant jusqu’à l’abrutissement dans les classes inférieures, la plus déplorable futilité dans la noblesse, le paysan, libre depuis le Code Napoléon, mais sans terre, et n’obtenant la jouissance personnelle de quelques parcelles que moyennant redevances et corvées, ce qui le rendait méfiant, aigri, avili ; aucune classe moyenne industrieuse ne reliant le noble au paysan. Une réforme sociale était donc le premier remède à apporter aux maux de la Pologne. Il fallait reconstituer les écoles, les Universités, rendre le paysan propriétaire, en substituant à la corvée une rente annuelle librement débattue et équitablement fixée, constituer une classe moyenne, par l’émancipation des juifs.

Il y en avait beaucoup en Pologne : ils étaient là, comme partout, intelligens, actifs, laborieux, étroitement unis les uns aux autres. Ils avaient conservé le vieux costume et le patois allemand, les grandes barbes, les boucles d’oreilles, les femmes mariées portant sur leurs têtes rasées des bonnets plus ou moins ornés de pierreries. Ils étaient de plus en plus maîtres et dispensateurs de l’argent, mais dans une situation légale abaissée, sans droits, au milieu du peuple dont ils dirigeaient les affaires. Ils payaient des taxes spéciales, notamment sur la viande préparée selon leurs rites. Il leur était interdit de sortir des quartiers dans lesquels on les parquait après le coucher du soleil ou pendant les offices religieux, d’acheter ni posséder des propriétés foncières, de s’établir le long de la frontière parce qu’on les supposait d’incorrigibles contrebandiers. Emanciper cette race méprisée, haïe et subie en lui donnant un état légal conforme à sa situation de fait, ce serait constituer la classe moyenne indispensable à l’équilibre social.

La nécessité de ces réformes bien entrée dans son esprit, Wielopolski vit clairement qu’elles ne pourraient s’accomplir que si la Pologne cessait d’être gouvernée et administrée de Pétersbourg, si elle retrouvait son autonomie et la Charte de 1815. Mais en même temps, il vit que cette résurrection d’une Pologne autonome, qui, de l’aveu de tout le monde, ne pourrait être opérée par une insurrection réduite à ses seules forces, ne le serait pas non plus par une intervention étrangère, qui, pour être efficace, devrait être armée. Il avait pu se convaincre, pendant une mission à Londres, que si toutes les nations étaient disposées à accorder à la Pologne des phrases, aucune ne l’était à lui expédier des soldats.