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engins perfectionnés, au poète qui a exalté les imaginations, à l’historien qui a raconté les gloires nationales, à l’artiste qui les a figurées sur la toile et dans le marbre, au philosophe qui a enseigné le mépris de la mort, à l’orateur qui a célébré le patriotisme, à l’homme d’Etat qui a préparé les alliances et l’opinion publique. Par malheur, si la force révèle et implique la supériorité de l’intelligence et du caractère, elle ne suppose pas au même degré la supériorité morale de la conscience. Non qu’elle n’ait accompli parfois des œuvres irréprochables, mais elle en a trop souvent réalisé de perverses. Pascal est admirable à entendre, lorsqu’il explique pourquoi les hommes ont néanmoins reconnu à la force l’attribut de créer le droit. « La justice sans la force est impuissante, la force dans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force. La justice est sujette à dispute ; la force est très reconnaissable et sans dispute : ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste lût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » De même, quoiqu’un trop grand nombre de décisions judiciaires soient erronées, on 1rs répute toutes vraies : res judicata pro veritate habetur. Le travail de la civilisation a consisté à réduire le plus possible l’écart entre la fiction et la réalité, à obtenir que le plus fort ne soit pas seulement réputé le plus juste, qu’il le soit en effet. Pour qu’il en fût ainsi, la France avait substitué au principe sauvage de la conquête le principe humain des nationalités. Les politiques et les soldats de Berlin vont élargir de nouveau l’écart et entre leurs mains la force cessera d’être identique à la Justice.

L’année 1863 ouvre véritablement l’ère bismarckienne : dès lors, nous retrouvons Bismarck dans tous les événemens pour les susciter, les dominer, ou en profiter. Voyons-le dans l’insurrection polonaise où il met pour la première fois sa main dans les affaires de l’Europe.


II

Pendant les années qui suivirent la répression de 1830, années de misère et de douleur, les émigrés polonais, au lieu de méditer sur l’événement cruel et d’en tirer quelque sagesse, s’enfoncèrent plus que jamais dans les chimères qui les avaient perdus. Adam Czartoryski, entraîné dans le mouvement, désavoua son passé de 1815, et devint le chef nominal des nobles, leur roi