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personnage, un homme grave, un sénateur, un consul, qui « burine pour l’éternité. » Suétone n’est qu’un voacat, un homme d’études (scholasticus) qui veut amuser ses contemporains. Et pourtant Suétone a créé un genre qui doit durer autant que l’Empire, et lui survivre. Désormais on n’écrira plus l’histoire que sur le modèle qu’il a tracé ; au contraire, si l’on admire toujours Tacite, on ne l’imitera plus. Il est à peu près le dernier des historiens de Rome qui ait écrit à la mode ancienne.

Il est probable que Tacite, à la fin de sa vie, quand il était dans sa gloire sereine de grand historien sérieux, a pu lire les Vies des Césars, et il les a lues sans doute avec plaisir, car elles lui remettaient devant les yeux des temps qu’il avait étudiés, des personnes avec lesquelles il avait vécu. Mais je ne crois pas que, malgré le succès qu’on faisait à l’ouvrage nouveau, il ait jamais regretté d’avoir compris l’histoire autrement que Suétone. Outre ce goût naturel qui le portait vers la gravité et vers la grandeur, il devait lui sembler que l’histoire, comme il l’avait conçue, était mieux appropriée au dessein qu’il se proposait en l’écrivant. Certainement ces anecdotes qu’on nous raconte d’un grand personnage, les portraits minutieux qu’on nous fait de lui, précisent sa figure. Il y prend des traits plus marqués, il s’individualise davantage, mais par là même il se distingue de nous, il devient pour nous un homme à part. Or, s’il ne nous ressemble pas pour l’essentiel, le profit qu’on veut que nous tirions du récit de sa vie risque d’être perdu. Nous en suivrons sans doute les incidens avec curiosité, mais nous n’y prendrons pas de leçons. Que peut en effet nous enseigner la vie de quelqu’un dans lequel nous ne nous reconnaissons pas ? Au contraire, s’il est dépeint par ses qualités les plus générales, si l’on accuse avec moins de force ses traits les plus personnels, si l’on en fait plus un type, et moins un individu, il se trouve par là placé davantage ; dans notre milieu ordinaire, il est plus près de nous, et nous serons plus portés à nous appliquer les exemples qu’il nous donne. De cette façon l’histoire devient plus morale, au sens où l’entendait Tacite.

Ce qui n’empêche pas que les portraits que trace Tacite, quoique réduits aux grandes lignes et ne contenant guère que les qualités maîtresses du personnage, ne soient aussi très vivans. On en peut citer un grand nombre qui ne se sont pas effacés