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croire que vraiment il flotte entre des opinions opposées ? Est-ce l’impartialité d’un noble esprit, qui, voyant que ces grandes idées sont susceptibles d’être débattues dans des sens divers, veut nous laisser la liberté de nos jugemens ?

Je crains que ce ne soit autre chose et que nous ne nous trouvions ici en présence d’une habitude d’école dont Tacite n’a pas su tout à fait s’affranchir. On restait bien plus que nous ne le pensons sous le charme de ces exercices de rhétorique qui nous semblent si futiles. Quelquefois, l’éducation finie, on n’y pouvait pas entièrement renoncer. De même qu’il y avait des gens, chez nous, qui continuaient jusqu’à la mort à faire des vers latins, on a vu des sénateurs, des consulaires, comme Pollion, comme Messala, qui conviaient de temps en temps leurs amis à les entendre ! déclamer, ainsi qu’ils le faisaient dans leur jeunesse. Tacite parle assez légèrement des rhéteurs, dans le Dialogue ; cependant il avait fréquenté leurs écoles, et, plus qu’il ne l’aurait voulu, il en gardait l’empreinte. On y donnait à l’élève une cause à défendre, très souvent une détestable cause, quelquefois le pour et le contre à soutenir. Quand il avait reçu ou choisi un sujet, de quelque nature qu’il fût, il ne songeait plus qu’à le traiter le mieux possible. Il oubliait ses opinions et ses sympathies ; il ne cherchait qu’à profiter de toutes les ressources que la cause pouvait lui offrir et à montrer ainsi son savoir-faire. Il semble bien que cette disposition d’esprit se retrouve quelquefois chez Tacite. Dans la lutte, qui, à l’avènement de Vespasien, mit aux prises le noble Helvidius Priscus avec Eprius Marcellus, l’accusateur de Thraséa, il n’y a pas de doute que Tacite ne soit pour Helvidius. Mais quand il s’agit de faire parler le délateur, il impose silence à ses rancunes et compose pour lui un discours si habile que nous sommes près de nous mettre de son côté[1]. Dans ces luttes d’école, la nécessité d’avoir toujours quelque chose à dire amenait à dire souvent des sottises. Comme on voulait avant tout se faire applaudir des camarades, on choisissait les argumens les plus frappans, qui ne sont, pas toujours les plus justes ; il fallait trouver des raisons à tout, et, quand on n’en avait pas de bonnes à donner, on en donnait hardiment de mauvaises. Tacite s’était familiarisé avec ces pratiques pendant

  1. Il faut dire aussi qu’en le faisant il se conformait a la vérité des faits. Tacite reconnaît ailleurs que, dans ce débat, l’avantage était resté à l’habile avocat sur l’honnêteté un peu maladroite du sage.